Aguirre, la colère de Dieu
images et itinéraire d'un conquistador au XVIe siècle
Aguirre est le personnage, joué par Klaus Kinski, dans un film de Werner Herzog datant de 1972. Mais c'est d'abord une histoire réelle qui a servi de trame au scénario du film. L'histoire d'une expédition qui se déroule en 1560-1561 au Nouveau Monde, sur les territoires actuels du Pérou, du Brésil, du Vénézuela...
On l'appela l'expédition de l'Omagua et d'El Dorado. Elle devait trouver le territoire où l'or coulait à profusion. Mais l'entreprise fut marquée par la mutinerie d'un capitaine, le Basque Don Lope de Aguirre. Il fit assassiner le gouverneur Don Pedro de Orsua, ses compagnons et sa maîtresse, et fit désigner un jeune noble, Don Fernando de Guzman, comme roi avant de se débarrasser de lui quelques temps plus tard.
L'expédition continua sous l'autorité délirante d'Aguirre qui cherchait à remonter l'Atlantique jusqu'au Panama et à attaquer le Pérou par le Nord. Des crimes odieux finirent par dresser les soldats contre Aguirre. Celui-ci, abandonné, fut abattu à Barquisimeto au Vénézuéla. Entre temps, il avait rédigé la première déclaration d'indépendance du Nouveau Monde et rendu publique un réquisitoire contre le roi d'Espagne, Philippe II.
- Relation du voyage et de la rébellion d'Aguirre, Francisco Valdez
Édition
établie d’après le manuscrit.
Traduction originale de Ternaux-Compans révisée par Bernard Emery.
Dans l’année 1559, des gentilshommes espagnols et portugais descendent
l’Amazone à la recherche de l’Eldorado. À partir du manuscrit de
Francisco Vázquez, membre de l’expédition, voici exposée l’épouvantable
et «véridique» histoire de don Lope de Aguirre, rebelle à son roi, 192 pages, 1ère éd. 1989.
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Aguirre, la colère de Dieu, de Werner Herzog : le carnaval du pouvoir
par André-Michel BERTHOUX
Werner Herzog n’a pas encore trente ans lorsqu’il réalise Aguirre, la colère de Dieu
en 1972. Ce film marque le début d’une collaboration fructueuse et
souvent houleuse entre le cinéaste et son acteur fétiche, Klaus Kinski,
qui obtient enfin un véritable rôle à sa dimension.
À la fin de l’année 1560, une expédition
d’aventuriers espagnols partie des sierras péruviennes et conduite par
Don Gonzalo Pizarro, dévale les pentes abruptes de la cordillère des
Andes. Parvenue aux abords d’un affluent en pleine forêt amazonienne,
elle se heurte à une nature sauvage et hostile qui l’oblige à s’arrêter.
Pizarro charge alors un détachement formé d’une
quarantaine d’hommes de trouver des vivres et de se renseigner sur la
situation exacte de l’El Dorado ainsi que sur la présence d’indiens en
descendant le fleuve en radeaux. Il nomme Don Pedro de Ursua [ou : Orsua],
accompagné par sa fiancée Dona Inez de Atienza, commandant, et en
second, Don Lope de Aguirre qui amène sous sa garde sa fille Florès.
Le moine Gaspar de Carvajal, auteur du journal de
l’expédition, aura pour mission d’évangéliser les païens du nouveau
continent, autre but des conquistadors. Don Fernando de Guzman, preux
chevalier qui donna l’assaut à la forteresse de Saxahuaman dix ans
auparavant, représentera la Maison Royale.
Afin de rendre compte de sa décision Pizarro signe
un document qui sera soumis au Conseil des Indes pour approbation. Ce
microcosme reflète la société très hiérarchisée de l’époque. Toutes les
institutions sont présentes : l’armée, le roi, l’Église. Chacune
symbolisant les valeurs essentielles de la civilisation conquérante, le
devoir et l’obéissance, la puissance et l’autorité, la foi chrétienne ;
mais toutes animées par la même soif de conquête du nouveau monde. La
signature de Pizarro donne à cette structure un aspect officiel que
rien, semble-t-il, ne peut venir déstabiliser ou compromettre.
le gouverneur Don Pedro de Orsua et son épouse, Dona Inez de Atienza
Durant la première nuit, les membres d’équipage d’un
des radeaux pris dans un tourbillon sont tués. Ursua, malgré le danger
que cela représente, décide de les enterrer chrétiennement. Aguirre
suggère alors à Perucho, son fidèle homme de main, de détruire à coup
de canon l’embarcation afin de ne pas retarder la mission. Le
lendemain, la perte des deux autres radeaux, à la suite de la montée
des eaux, pousse Ursua à rebrousser chemin et à rejoindre Pizarro
demeuré en amont avec le reste de la troupe. Mais Aguirre, qui a déjà
donné l’ordre de construire un nouveau radeau, s’y oppose.
En s’appuyant sur l’exploit de Hernando Cortez qui
conquit Mexico malgré l’ordre de faire demi-tour, il exhorte les hommes
à poursuivre la descente du fleuve et à se rendre maître de la vallée
de l’or. Perucho tire sur Ursua et le blesse. Aussitôt la foule se
range autour de leur nouveau commandant rebelle. Nous n’assistons
pourtant pas à une simple mutinerie mais à une véritable
carnavalisation de la société dans laquelle était jusqu’ici enraciné
l’ensemble de l’expédition.
Aguirre, à la fois visionnaire et aveugle à la réalité
L’ordre hiérarchique est renversé et laisse la place
à un monde à l’envers. Tout le rituel du préambule est tourné en
ridicule, les valeurs officielles sont profanées. Aguirre en maître de
cérémonie organise un véritable simulacre de prise du pouvoir. Il
propose d’élire Guzman comme nouveau chef, façon de faire participer,
sous la contrainte, le peuple à la constitution de cette monarchie.
Lors de son intronisation, véritable parodie de cérémonies officielles,
Guzman est déclaré empereur de l’El Dorado en lieu et place de Philippe
II roi de Castille.
Ce rite rappelle la nomination bouffonne du roi carnaval. Mikhaïl Bakhtine, dans son ouvrage La poétique de Dostoïevski,
a décrit longuement ce processus [1] : «Au premier plan [des actes
carnavalesques] figurent ici l’intronisation bouffonne puis la
destitution du roi carnaval. (...). Il y a, à la base de l’acte rituel
de l’intronisation-détronisation, la quintessence, le noyau profond de
la perception du monde carnavalesque : le pathos de la déchéance et du
remplacement, de la mort et de la renaissance. Le carnaval est la fête
du temps destructeur et régénérateur. (...). L’in-détronisation est un
rite ambivalent, "deux en un", qui exprime le caractère inévitable et
en même temps la fécondité du changement-renouveau, la relativité
joyeuse de toute structure sociale, de tout ordre, de tout pouvoir et
de toute situation (hiérarchique). L’intronisation contient déjà l’idée
de la détronisation future : elle est ambivalente dès le départ.
D’ailleurs, on intronise le contraire d’un vrai roi,
un esclave ou un bouffon, et de fait éclaire en quelque sorte le monde
à l’envers carnavalesque, en donne la clef. Dans le rite de
l’intronisation, tous les moments de la cérémonie, les symboles du
pouvoir que reçoit l’intronisé, les vêtements dont il est paré,
deviennent ambivalents, se teintent d’une rivalité joyeuse, sont
presque des accessoires du spectacle (mais des accessoires rituels) ;
leurs significations symboliques se situent sur deux plans (alors qu’en
dehors du carnaval, en tant que symboles réels du pouvoir, ils se
trouvent sur un plan unique, absolu, lourd et monolithiquement
sérieux). À travers l’intronisation on aperçoit déjà la détronisation
et cela s’applique à tous les symboles carnavalesques : tous
contiennent en perspective la négation et son contraire».
Don Fernando de Guzman, preux chevalier qui donna
l’assaut à la forteresse
de Saxahuaman dix ans auparavant, représente
la Maison Royale ; Aguirre le déclare
empereur de l’El Dorado en lieu et place de Philippe II roi de Castille
Tout le grotesque de la situation est révélé par les
propos mêmes de Aguirre concernant le trône sur lequel Guzman rechigne
à s’asseoir : «qu’est-ce un trône sinon une planche et un peu de
velours, majesté» [2]. Aguirre glisse ensuite, en guise de sceptre,
dans la main du monarque enfin intronisé et qui ne peut retenir ses
larmes le document qui officialise la création du nouveau royaume et
décrète la rupture des liens avec l’Espagne. Ce simulacre
d’intronisation laisse toutefois présager de la fin.
En effet, une fois la liesse terminée, Guzman sera
déchu de son trône, véritable cette fois, puisqu’il sera étranglé à
côté des toilettes. Lors du jugement de Ursua le moine Gaspar de
Carvajal prononce la sentence tel un inquisiteur et déclare le
condamné, comble d’ironie, coupable de trahison. On ne peut imaginer
meilleure parodie de la société officielle. Le carnaval réfléchit tel
un miroir tous les éléments constitutifs de cette société. C’est en
quelque sorte une "vie à l’envers" selon la propre expression de
Bakhtine.
Mais naturellement, cette carnavalisation n’est pas
une fête, malgré la musique interprétée à la flûte par un indien.
L’humanisme que l’on ressent chez Pizarro et Ursua cède sa place à la
cruauté de Aguirre. C’est pourquoi on a souvent considéré ce film comme
une tentative d’analyser la folie meurtrière des conquistadors générée
par la soif de l’or symbole de pouvoir et de liberté.
Mais, me semble-t-il, si l’on demeure au niveau
psychologique en expliquant le comportement de ces hommes par la
démence qui les gagnait progressivement on ne peut pleinement
comprendre l’interprétation de Kinski. En effet, Aguirre n’est ni un
fou, ni un mutin. Toute son attitude témoigne du désir intense d’imiter
son modèle, Hernando Cortez.
C’est en désobéissant à ses supérieurs que Cortez a
acquis gloire et reconnaissance. La rébellion de Aguirre s’inscrit dans
cette volonté qui l’anime d’imiter le conquérant de Mexico. Mais
Aguirre est envahi par un désir encore plus grand, puisqu’il veut
détrôner Philippe II, le puissant roi de Castille, avoir une emprise
totale sur le Destin et sur la nature, devenir ainsi Dieu lui-même. Il
demeure insensible aux choses qui touchent les humains : la faim, les
flèches, la mort.
Ses propos ne sont pas le fruit du délire, mais
symbolisent la démesure de son désir mimétique. En tant que Dieu, il ne
peut concevoir d’unions charnelles qu’avec sa fille. Mais il n’est pas
dupe de son illusion. “Nous mettrons en scène l’histoire comme d’autres
mettent en scène des pièces de théâtre”, déclare-t-il.
Dans la séquence finale, pure merveille
cinématographique, toute l’intensité dramatique de son monologue n’a
d’équivalent que le grotesque de la situation dans laquelle il se
trouve : dernier survivant et entouré de singes, il est devenu, mais
pour peu de temps, bouffon à son tour.
André-Michel Berthoux, février 2003
source
notes
[1] Editions du Seuil, 1970, page 171-172
[2] Procédé littéraire analysé pour la première par fois Chkolovski dans son essai Théorie de la prose (1929
; traduction française, L’âge d’homme, 1973) et désigné en russe par le
terme "ostranienie". Il s’agit de transformer quelque chose de familier
(un objet, un comportement, une institution ; ici le trône de Guzman)
en quelque chose d’étrange, d’insensé, de ridicule. Pour une étude
approfondie de ce procédé, voir l’ouvrage de Carlo Ginzburg , À distance (Gallimard, Bibliothèque des Histoires, 2001, ch. 1 : L’estrangement. Préhistoire d’un procédé littéraire).
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Aguirre, der Zorn des Gottes
von Werner Herzog
Werner
Herzogs Meditation über den Wahnsinn ist selbst durchzogen von den
Obessionen seines Stars Klaus Kinski, mit dem Herzog eine offen
ausgelebte Hassliebe verband. Der Film spielt im 16. Jahrhundert, in
Peru: Eine Expedition spanischer Konquistadoren ist auf der Suche nach
El Dorado, dem sagenhaften Goldland der Inkas. Der machtbesessene
Unterführer Aguirre reißt das Kommando über einen Voraustrupp an sich,
der auf Flößen den Amazonas herab fahren und die Gegend erkunden soll.
Aguirre erklärt den spanischen König für abgesetzt und einen
mitreisenden Adligen zum "Kaiser von El Dorado". Dann stößt er mit den
Flößen weiter ins Land vor, inmitten einer feindlichen Umwelt, bedroht
durch die Giftpfeile der Indianer, Hunger, Erschöpfung, Krankheit und
Meuterei. Die Gruppe wird immer weiter dezimiert. Am Ende sehen wir
Aguirre dem Wahnsinn verfallen, auf einem von Leichen bedeckten Floß,
das den Amazonas hinabtreibt.
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Aguirre, la colère de Dieu
La quête d’un idéaliste, décalage pathologique
entre réalité et fiction
par Gilles Visy, université de Limoges
Introduction
Dans une Amazonie où nul conquistador ne s’était aventuré Klaus Kinski et ses hommes traquent la piste du mythique Eldorado (1). Au fur et à mesure de l’expédition les guides les abandonnent, les accidents s’accumulent, la nature devient hostile, le relief est dangereux, le fleuve reste imprévisible et les flèches empoisonnées des indiens s’abattent sur les Espagnols comme le jugement dernier. Kinski fait fit de toutes les difficultés, ses hommes tentent même une mutinerie mais il fait taire la rébellion : personne ne peut résister à Aguirre.
Réalisé en 1972, le film d’Herzog fut le premier tournage avec Klaus Kinski et l’un des plus dur tant par les conditions climatiques que par les relations passionnées entre l’acteur et le cinéaste. Présenté pour la première fois à Munich, Herzog a voulu créer un événement cinématographique.
Véritable manifeste du cinéma allemand, Volker Schlöndorff dira au cours d’une diffusion sur Arte : «C’est un film qui a la fraîcheur et la violence d’un jeune Picasso extrêmement tendre, comique, toujours excitant et visionnaire.» (2) Cette quête idéaliste se joue en 1560, des mercenaires espagnols prennent le départ sous le commandement de Pedro de Ursúa. (3)
Rapidement Aguirre prend le pouvoir en élisant un empereur fantoche et il conduira l’expédition à sa perte. La maladie finit de décimer l’équipage, Aguirre termine sa course sur une nouvelle variation du Radeau de la méduse. Kinski, entouré de petits primates sur son embarcation, sombre dans la folie poursuivant son rêve de mégalomane mystique. Il incarne une sorte de primitif illuminé, un guerrier avide d’or et de pouvoir : dégénéré, il reste néanmoins grandiose de par son rôle de composition.
Dès le générique, l’intertitre nous évoque rétrospectivement cette aventure jusqu’au-boutiste : «il n’en resterait pas la moindre trace si n’était pas parvenu jusqu’à nous le journal du moine Gaspar de Carjaval.» (4)
Aguirre nie totalement la réalité, absorbe pathologiquement le mythe de L’Eldorado qu’avaient fomenté les Incas afin de tronquer cette cupidité que l’église espagnole alimentait pour ses intérêts personnels. De surcroît, le règne de Philippe II de Castille fut marqué par les faillites financières. Aguirre incarne le traumatisme d’une ambition européenne quasi romantique qui fit verser le sang plus d’une fois au cours de l’histoire.
Ce décalage maladif entre réalité et fiction est une manifestation poétique de la volonté de puissance qui conduit l’individu à sa perte. Aguirre représente l’homme qui voulait être Dieu pour mieux défier les lois de la nature. C’est également celui qui va au-delà du religieux pour conquérir le pouvoir absolu. Kinski est la réminiscence d’un rêve aryen (5) à l’image d’une chute programmée malgré lui.
I) L’homme qui voulait être Dieu : défier la nature
Péché d’orgueil, Aguirre veut être l’égal de Dieu, créer un nouveau royaume en réaction contre le poids de l’apostolat catholique espagnol. Kinski est un desperado, l’envers négatif du Christ, un archange déchu qui manifeste sa haine puisque d’entrée de jeu il sait qu’il court à sa perte. En arrivant devant l’Amazone, après l’incident du canon précipité et englouti par le fleuve, il dira : «Ici, commence notre chute.» Ce sera l’ultime soubresaut de lucidité.
Herzog traque les êtres bizarres qui peuplent les marges de la société. Il combat les affres de la lucidité par l’excès provocateur : «Préférant le regard visionnaire né de la fascination au constat serein issu de l’examen neutre, il aboutit à formuler des mises en scène qui fonctionnent sur le trop-plein (6), voire la grandiloquence.» Dans L’homme qui voulut être roi de John Huston, Sean Connery et Michael Caine ont aussi défiés les déserts de l’Afghanistan pour accéder à une cité du Kafiristan dont ils prendront le pouvoir. Ils ont été trop loin pour se séparer de leur nouvelle vie dans laquelle ils sont considérés comme des rois.
Kinski pénètre dans une impasse : la colère de Dieu. L’exerce -t-il ou en est-il victime ? Son déterminisme le pousse à défier la nature qui le renvoie à son destin fragile. Le cinéaste évoque la jungle sous forme d’une allégorie : «C’est comme une malédiction sur un paysage tout entier, et quiconque y pénètre trop profondément reçoit sa part de malédiction. Nous sommes maudits ici. Dieu s’il existe, a dû créer cette terre dans un moment de colère. C’est le seul lieu où la création n’est pas achevée.» (7)
La solitude d’Aguirre fait peut-être écho à la nostalgie romantique du réalisateur : «son subjectivisme poétique cherche dans l’intensité solitaire du rêve une harmonie primordiale.» (8) Le fleuve est un bouillonnement de vie, mais aussi un pôle informel. Celui-ci reste sournois et un premier radeau fera les frais du projet présomptueux d’Aguirre.
Jouer avec la nature reste dangereux, l’eau du fleuve n’est pas une bénédiction, ce n’est pas sans rappeler l’aventure de ces quatre américains, dans le film Délivrance, qui finiront traumatisés à vie pour avoir fait un pari avec «la rivière». Le film d’Herzog est «un piège en eaux troubles» et même les rives du fleuve sont imprévisibles. De longs travellings latéraux nous font scruter les bords avec une angoisse sur le qui-vive. On lit sur les visages la peur de la mort comme le châtiment suprême de ceux qui ont commis «l’expérience interdite».
Coppola pour son film Apocalypse Now se sera probablement inspiré de cette attente. Martin Sheen et ses hommes ne sont pas à la recherche de l’Eldorado mais du général Kurtz, une sorte de nouvel Aguirre asiatique. Après avoir franchi le dernier pont américain, ils le retrouvent dans un univers de jungle étouffante, infernale et l’élimine comme un sacrifice divin.
Kinski poursuit l’œuvre de Dieu en éradiquant la couronne d’Espagne, la volonté de puissance ne peut être exercée que par un seul homme : «Nous déclarons les Habsbourg déchus de leurs droits et toi, Philippe II, détrôné. Par la force de cette déclaration, tu n’es plus rien. A ta place nous proclamons don Fernando de Guzmán, gentilhomme de Séville, Empereur d’Eldorado.» Aguirre tranche les liens avec l’Espagne et le nouveau roi ne sera que la face cachée de la haine de ce nouveau Dieu aryen.
II) Au-delà du religieux pour un pouvoir absolu
Kinski est un mercenaire, idéaliste dangereux, il se moque du pouvoir politique, la religion lui est indifférente. Le protagoniste méprise les hommes et n’a qu’un amour possessif et maladif pour sa fille Florès. Dans un sentier à travers la jungle, des indiens portent la litière où se trouve la fille d’Aguirre. Celui-ci s’approche d’eux et, pour les presser, les bat et les injurie : «Avancez, fils de chiens !» Bien au-dessus de l’humain, Aguirre pense faire partie de ses rares hommes élus par le divin qui n’ont pas besoin des chimériques représentations religieuses pour accomplir son œuvre : celle de Dieu.
En réalité, le religieux n’est qu’un prétexte à l’accomplissement de sa tâche : «avec ou sans le secours du spirituel, il allie diaboliquement conformisme et convergence des intérêts, et rend toute loi purement formelle, toute vérité sordidement relative.» (9) Aguirre reste un homme de pouvoirs qui désire posséder et non conquérir. Autoritaire, il requiert toujours l’obéissance. Il exerce une forme de pouvoir par la violence : «L’autorité est incompatible avec la persuasion qui présuppose l’égalité et opère par un processus d’argumentation.» (10) Aguirre ne transige pas, son parcours n’est pas héroïque, il reste tout simplement humain avec ses faiblesses physiques, ses mauvaises capacités d’analyse et de jugement.
Sa fille meurt d’une flèche, l’empereur décède de la dysenterie, la folie le pousse à une situation de non-retour ; mais qu’importe ! Ce qui compte le plus c’est : «ensemble, nous règnerons sur ce continent. Nous allons réussir, je suis la colère de Dieu. Qui est prêt à me suivre ?» Cette fureur contribue à la déréalisation de la quête aussi absurde que les religieux dans Mission qui tentèrent d’apporter la bonne parole en Amérique latine. Tout ceci manifeste l’incarnation d’un pouvoir occidental qui relève plus de l’économie que du divin. Les conquistadores sont le fruit d’une déviation colonialiste dégénérée : «ils ont arraché les hommes à leur culture, dans le moment même où ils se ventaient de les cultiver.» (11)
Cette dégénérescence est bien représentée au cours de la séquence finale : Kinski, seul sur le radeau, déambule comme un pantin désarticulé. Il touche l’absolu sans le pouvoir, cette chute étourdissante éclate lorsque la caméra clôture le film par une rotation autour de l’embarcation. Le cinéaste dira lui-même : «Je montre le délire d’un pays tout entier qui s’infiltre peu à peu à l’intérieur des gens et qui aboutit à un délire humain.» (12) L’empire du conquistador est anéanti par un tourbillon métaphorique, il s’agit de la fin d’un rêve comme Harrison Ford qui tenta de faire de la glace dans la jungle du Honduras dans le film Mosquito coast.
Presque aussi surréalistes que les images d’un film de Buñuel, les protagonistes à la fin de leur périple ont des hallucinations. Le bateau sur un arbre caractérise une métonymie de la mer, c’est la partie pour le tout : le souhait d’Aguirre de rejoindre l’océan. Cette image annonce Fitzcarraldo tenant du mythe de Sisyphe : faire passer un bateau d’une branche de l’Amazonie à une autre par une colline.
L’histoire d’un pari impossible mais nécessaire car selon le cinéaste : «la vie quotidienne est une illusion qui masque la réalité des rêves.» (13) Aguirre ouvre un chemin mystique voire métaphysique : peu importe qu’un objet dont on est convaincu de l’existence existe matériellement, croire en lui suffit à le rendre réel. Les conquistadores étaient persuadés que l’or se trouvait quelque part. Le film d’Herzog traduit finalement la quête de l’espace vital.
III) Rêve aryen : chute programmée
Il est certain que le cinéma allemand a du mal à digérer son passé historique, depuis l’expressionnisme des années 20 préfigurant la catastrophe de la seconde guerre mondiale en passant par le «nouveau cinéma» de Fassbinder : «L’histoire du cinéma allemand se confond avec celle du siècle. Le cinéma est devenu l’histoire même de l’Allemagne, il en est partie prenante […]. Les ruptures y sont plus visibles qu’ailleurs.» (14)
Herzog illustre ce songe prométhéen et aryen. Il est probable que la musique du groupe Popol Vuh construit l’image de ce rêve. Cette musique est de type minimal car elle aurait sans doute moins d’intérêt en dehors du contexte d’écoute dramatique : «sa valeur esthétique est inexistante et ne trouve sa véritable fonction artistique qu’en présence de l’image.» (15) Le synthétiseur, qui rappelle celui de Vangelis dans Blade Runner, développe un facteur de présence irréel : la douceur du son contraste avec l’hostilité de L’Amazonie.
Documentariste au départ, le réalisateur ne manquera pas de faire quelques plans fixes sur les Indiens et les animaux, mais son objectif principal repose sur la construction d’un parcours romantique qui depuis Goethe a conduit l’Allemagne à la «défaite de la pensée». Celle-ci reposerait sur le concept de Vokseist : «c’est à dire le génie national». (16) Les Nazis voulaient créer un empire de mille ans, Aguirre exprime sa volonté de puissance : «Moi, la colère de Dieu, j’épouserai ma fille et fonderai la dynastie la plus pure que la terre n’aie jamais portée.» La quête de l’impossible, de l’eugénisme, programme la chute.
Aguirre ne réglera pas ses comptes devant un interlocuteur imaginaire comme Clamence dans le roman de Camus ; il sera seul devant Dieu, plutôt face à lui-même dans la réalité. Ce film se caractérise par un double mouvement : «la passion pour le réel, la volonté de le saisir, mais aussi la fascination pour les aspects les plus négatifs et les plus sombres de l’existence.» (17)
C’est une sorte de néoréalisme révisé issu de la nouvelle objectivité de la république de Weimar caractéristique du Septième Art allemand des années 70, bien que le cinéma d’Herzog soit atypique, plutôt visionnaire. Cette réalisation contraste avec la production américaine. Dans Les Aventuriers de L’Arche perdue, Indiana Jones trouve avant les Nazis l’arche d’alliance qui aurait donné le pouvoir absolu, mais il s’agit d’une vision fantastique, pour ne pas dire merveilleuse au sens littéraire du terme.
Chez Herzog, la vision reste réaliste. L’Eldorado n’existe pas, il s’agit d’une sorte d’Eden originel qui correspond à une pensée idéaliste, romantique et merveilleuse remontant à Siegfried. L’Amazonie devient un dragon vert. Nous ne sommes pas dans les exhibitions esthétiques du Reich telles qu’avait pu les filmer Leni Riefenstahl dans Le Triomphe de la volonté ; au contraire, la caméra du cinéaste dévoile subtilement et poétiquement les frasques d’un Hitler refoulé par l’inconscient allemand masquant à peine la violence la plus primitive.
Aguirre révèle ce qu’il est réellement : «Celui qui songe à s’enfuir sera coupé en 198 morceaux. On piétinera son corps et on en enduira les murs.» Volonté de puissance qui repose en fait plus sur le désir, la frustration et le vouloir que sur la modalité du pouvoir et de sa capacité à agir sur les événements : «Si je veux que les oiseaux tombent morts des arbres, ils tomberont morts des arbres.»
L’acteur devient presque risible en Attila latin, il perd la foi en son illumination, le prêtre Carjaval finira par se rendre compte que : «L’Eldorado n’est qu’une illusion.» Rien ne rattrape la chute. Alors qu’Aguirre finit de haïr le genre humain, Nexus 6, alias Rutger Hauer incarnation du parfait aryen dans Blade Runner, revient sur sa faute et sauve l’agent Deckard.
Dans un dernier sursaut d’idéalisme poétique Nexus 6 dira : «J’ai vu de grand navires en feu surgissant de l’épaule d’Orion, j’ai vu des rayons briller dans la porte de Tannhäuser. Tous ces moments se perdront dans l’oubli comme les larmes dans la pluie.» Le film de Ridley Scott se termine par une eau rédemptrice venant du ciel Aguirre achève son rêve, paralysé dans une eau à l’image d’une surface horizontale, liquide, amniotique et régressive.
Conclusion
Il est difficile de concevoir Aguirre sans Kinski, son regard inquiétant, sa démarche conquérante, son jeu d’acteur reste inégalable. Ecorché vif, il fut le faire valoir des films d’Herzog. On se souviendra principalement de Nosferatu, fantôme de la nuit, de Cobra verde, sans oublier La ballade de Bruno et Fitzcarraldo, la production la plus commerciale du cinéaste.
Il est vrai que le mythe de L’Eldorado a déjà été traité quelques fois dans l’histoire de l’art en passant par Candide de Voltaire ou dans les représentations en or du chef des indiens sur le radeau illustrant la légende. D’autres semblables ont été trouvées dans les lacs de montagne de Colombie. (18) Le cinéaste défie l’impossible : «pour transformer la vie en œuvre d’art à partir de conditions d’existence minimales.» (19) Herzog nous donne une belle leçon sur la force de la nature, fable écologique qui renvoie au courant allemand pacifiste des années 70.
L’Amazonie présentée par le réalisateur demeure plus complexe et discrète que La forêt d’Emeraude de John Boorman. Elle reste aussi moins maniériste que la gaste forêt magique d’Excalibur. Comme tous les romantiques possédés avant l’heure par le Sturm und Drang (20) Aguirre ne comblera jamais le fossé entre la réalité de la jungle et l’inaccessible Eldorado. Il se précipitera dans le gouffre chimérique sans avoir pu localiser réellement ce pays fabuleux que l’on situait traditionnellement entre l’Amazonie et l’Orénoque.
Cette quête déambulatoire quasi rimbaldienne renvoie à l’obsession principale du réalisateur qu’il décrit dans son autobiographie Sur le chemin des glaces : «En moi, une seule pensée, dominant toutes les autres : partir !». (21) Cette production est difficile à classer, celle-ci s’apparente au documentaire de fiction et en même temps elle a toutes les caractéristiques du film d’aventures : un sujet percutant qu’est l’exploration, un mercenaire extravagant, un lieu marqué par l’exotisme.
De surcroît, le film s’étend sur le mélodrame, par moment la caméra frôle le pathétique qui anime le genre. Aguirre, la colère de Dieu représente une aventure de la jungle, un documentaire sur l’extrême, une extase fiévreuse mélodramatique relevant d’une certaine mythomanie latino-germanique.
Gilles Visy, universitaire à Limoges,
auteur récemment du livre Le Colonel Chabert au cinéma aux Editions Publibook
source de cet article
bibliographie sélective
ARENDT (H.).- La crise de la culture, Paris : Gallimard, 1972.
EISENSCHITZ (B.).- Le cinéma allemand, Paris : Nathan, 1999.
EMERY (B.).- Relation du voyage et de la rébellion d’Aguirre : d’après le manuscrit de Francisco Vásquez, Grenoble : Million, 1997.
ESQUENAZI (J.P.).- "Un radeau nommé délire", in L’Avant scène, Paris : 15 juin 1978.
FINKIELKRAUT (A.).- La défaite de la pensée, Paris : Gallimard, 1987.
HAUSTRATE (G .).- Le guide du cinéma : initiation à l’histoire et à l’esthétique du cinéma, Paris : Syros, 1985, tome III (1968-1984).
HERZOG (W.).- Sur le chemin des glaces, Paris : Hachette, 1979.
LITWIN (M.).- Le film et sa musique, Paris : Romillat, 1992.
PALMIER (J.M.).- L’expressionnisme et les arts, Paris : Payot, tome II, 1980.
SCHNEIDER (R.).- Histoire du cinéma allemand, Paris : Cerf, 1990.
notes
1 - Au XVIe siècle un espagnol nommé Martinez aurait été jeté sur les côtes de la Guyane au cours d’une tempête. Conduit à Manoa, capitale d’un pays soumis à un prince allié des Incas, il parvint à s’échapper et se retira à Saint-Jean de Porto-Rico où il mourut. Mais le récit de son voyage excita et enflamma les aventuriers et l’église catholique qui tentèrent plusieurs expéditions à la recherche de L’Eldorado. Sa capitale Manoa renfermerait des temples et des palais couverts d’un métal précieux. La zone géographique reste floue car on situe aussi bien L’Eldorado en Guyane qu’en Colombie.
2 - Thématique consacrée à Herzog, Arte, 1995.
3 - Il s’agit d’un gentilhomme natif de Navarre qui partit à la recherche de nouvelles contrées notamment L’Eldorado. Pedro de Ursúa avait en tout trois cents hommes bien équipés avec des chevaux, des indiens, cent arquebusiers et quarante arbalétriers. Il emporta également d’abondantes provisions de bouche, de la poudre, du plomb, et du souffre. Il était accompagné de don Lope de Aguirre, mestre de camp, qui selon les manuscrits, était considéré comme un fou sanguinaire aliéné par le mirage de L’Eldorado ou au contraire un des grands libérateurs de l’Amérique latine. Ce récit de voyage oscille entre le mythe et la réalité comme toute légende bien que l’expédition ait eu lieu réellement.
4 - Le manuscrit le plus connu est celui de Francisco Vásquez. Il l’a traduit en 1842 à partir d’une copie du XVIIIe siècle conservée dans la bibliothèque de la cathédrale de Séville. Le journal original de Gaspar de Carjaval, retranscrit à plusieurs reprises, remonte aux années 1561-1562.
5 - C’est la représentation d’un monde harmonieux tels qu’avaient pu l’imaginer les nazis, sorte d’Eldorado allemand. Il s’étaient inspirés d’un peuple de l’antiquité qui avait envahi le nord de l’Inde. Chez les théoriciens racistes, l’aryen caractérise un grand dolichocéphale blond issu de ce peuple. Il serait une métaphore de la race blanche pure et supérieur. Dans le film d’Herzog, Klaus Kinski en est une manifestation refoulée avec son physique atypique et son comportement agressif et expansionniste.
6 - HAUSTRATE (G .).- Le guide du cinéma : initiation à l’histoire et à l’esthétique du cinéma, Paris : Syros, 1985, tome III (1968-1984), p. 52.
7 - Documentaire sur le tournage de Fitzcarraldo réalisé par Maureen Gosling, production Flowers Films, 1981.
8 - SCHNEIDER (R.).- Histoire du cinéma allemand, Paris : Cerf, 1990, p. 164.
9 - EMERY (B.).- Relation du voyage et de la rébellion d’Aguirre : d’après le manuscrit de Francisco Vásquez, Grenoble : Million, 1997, p. 184-185.
10 - ARENDT (H.).- La crise de la culture, Paris : Gallimard, 1972, p. 123.
11 - FINKIELKRAUT (A.).- La défaite de la pensée, Paris : Gallimard, 1987, p. 37.
12 - ESQUENAZI (J.P.).- "Un radeau nommé délire", in L’Avant scène, Paris : 15 juin 1978, p. 4.
13 - Documentaire sur le tournage de Fitzcarraldo.
14 - EISENSCHITZ (B.).- Le cinéma allemand, Paris : Nathan, 1999, p. 5.
15 - LITWIN (M.).- Le film et sa musique, Paris : Romillat, 1992, p. 56.
16 - La défaite de la pensée…, op. cit., p. 16.
17 - PALMIER (J.M.).- L’expressionnisme et les arts, Paris : Payot, tome II, 1980, p. 242.
18- Ne pas confondre le pays imaginaire de L’Eldorado et la légende de «l’homme doré» nommé aussi Eldorado. Ils ont un point commun sur le plan sémantique dorado en espagnol signifie «doré». Un chef indien, «l’homme doré» avait pour épouse la princesse Bachue. Il était d’une jalousie maladive et l’accusa d’infidélité. Désespérée, elle se précipita dans un lac et depuis habiterait un magnifique palais en or élevé dans les profondeurs du lac Guatavita en Colombie. Cela n’a plus de rapport avec la capitale Manoa (cf. note 1). Il semblerait que L’Eldorado ait une certaine polysémie ambiguë.
19 - Histoire du cinéma allemand…, op. cit., p. 164.
20 - Ces deux termes en allemand signifient au premier abord «tempête» et «assaut», mais ces substantifs restent difficilement traduisibles en français, les mots les plus justes seraient «violence» et «désir». Les romantiques allemands tels que Goethe et Schiller exprimaient un sentiment de révolte et l’affirmation d’une image indomptable. Aguirre semble bien répondre à ces critères.
21 - HERZOG (W.).- Sur le chemin des glaces, Paris : Hachette, 1979, p. 12.
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