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Profs d'Histoire lycée Claude Lebois
3 janvier 2008

L'Alsace est-elle allemande ou française ? (Fustel de Coulanges, 1870)

eastern_france_1870_1871_extrait
extrait d'une carte britannique, l'Est de la France pendant la guerre
franco-prussienne, 1870-1871
, Cambridge University Press, 1912
(cliquer sur la carte pour l'agrandir et l'imprimer) source

 

L'Alsace est-elle allemande ou française ?

réponse à M. Mommsen, professeur à Berlin

par l'historien français Fustel de Coulanges, 27 octobre 1870

 

C06_06 (…) L'Alsace, à vous en croire, est un pays allemand ; donc elle doit appartenir à l'Allemagne . Elle en faisait partie autrefois ; vous concluez de là qu'elle doit lui être rendue. Elle parle allemand, et vous en tirez cette conséquence que la Prusse peut s'emparer d'elle. En vertu de ces raisons vous la "revendiquez" ; vous voulez qu'elle vous soit "restituée". Elle est vôtre, dites-vous, et vous ajoutez : "Nous voulons prendre tout ce qui est nôtre, rien de plus, rien de moins." Vous appelez cela le principe de nationalité. (…)
Vous invoquez le principe de nationalité, mais vous le comprenez autrement que toute l'Europe. Suivant vous, ce principe autoriserait un État puissant à s'emparer d'une province par la force, à la seule condition d'affirmer que cette province est occupée par la même race que cet État. Suivant l'Europe et le bon sens, il autorise simplement une province ou une population à ne pas obéir malgré elle à un maître étranger. Je m'explique par un exemple : le principe de nationalité ne permettait pas au Piémont de conquérir par la force Milan et Venise ; mais il permettait à Milan et à Venise de s'affranchir de l'Autriche et de se joindre volontairement au Piémont. Vous voyez la différence. Ce principe peut bien donner à l'Alsace un droit, mais il ne vous en donne aucun sur elle.
Songez où nous arriverions si le principe de nationalité était entendu comme l'entend la Prusse, et si elle réussissait à en faire la règle de la politique européenne. Elle aurait désormais le droit de s'emparer de la Hollande. Elle dépouillerait ensuite l'Autriche sur cette seule affirmation que l'Autriche serait une étrangère à l'égard de ses provinces allemandes. Puis elle réclamerait à la Suisse tous les cantons qui parlent allemand. Enfin s'adressant à la Russie, elle revendiquerait la province de Livonie et la ville de Riga, qui sont habitées par la race allemande ; c'est vous qui le dites page 16 de votre brochure. Nous n'en finirions pas. L'Europe serait périodiquement embrasée par les "revendications" de la Prusse. Mais il ne peut en être ainsi. Ce principe, qu'elle a allégué pour le Slesvig, qu'elle allègue pour l'Alsace, qu'elle alléguera pour la Hollande, pour l'Autriche, pour la Suisse allemande, pour la Livonie, elle le prend à contre-sens. Il n'est pas ce qu'elle croit. Il constitue un droit pour les faibles ; il n'est pas un prétexte pour les ambitieux. Le principe de nationalité n'est pas, sous un nom nouveau, le vieux droit du plus fort.

 

À quoi reconnaissez-vous la patrie ?
Comprenons-le tel qu'il est compris par le bon sens de l'Europe. Que dit-il relativement à l'Alsace ? Une seule chose : c'est que l'Alsace ne doit pas être contrainte d'obéir à l'étranger. Voulez-vous maintenant que nous cherchions quel est l'étranger pour l'Alsace ? Est-ce la France, ou est-ce l'Allemagne ? Quelle est la nationalité des Alsaciens, quelle est leur vraie patrie ? Vous affirmez, monsieur, que l'Alsace est de nationalité allemande. En êtes-vous bien sûr? Ne serait-ce pas là une de ces assertions qui reposent sur des mots et sur des apparences plutôt que sur la réalité ? Je vous prie d'examiner cette question posément, loyalement : à quoi distinguez-vous la nationalité ? à quoi reconnaissez-vous la patrie ?
Vous croyez avoir prouvé que l'Alsace est de nationalité allemande parce que sa population est de race germanique et parce que son langage est l'allemand. Mais je m'étonne qu'un historien comme vous affecte d'ignorer que ce n'est ni la race ni la langue qui fait la nationalité.

Ce n'est pas la race : jetez en effet les yeux sur l'Europe et vous verrez bien que les peuples ne sont presque jamais constitués d'après leur origine primitive. Les convenances géographiques, les intérêts politiques ou commerciaux sont ce qui a groupé les populations et fondé les Etats. Chaque nation s'est ainsi peu à peu formée, chaque patrie s'est dessinée sans qu'on se soit préoccupé de ces raisons ethnographiques que vous voudriez mettre à la mode. Si les nations correspondaient aux races, la Belgique serait à la France, le Portugal à l'Espagne, la Hollande à la Prusse ; en revanche, l'Ecosse se détacherait de l'Angleterre, à laquelle elle est si étroitement liée depuis un siècle et demi, la Russie et l'Autriche se diviseraient en trois ou quatre tronçons, la Suisse se partagerait en deux, et assurément Posen se séparerait de Berlin. Votre théorie des races est contraire à tout l'état actuel de l'Europe. Si elle venait à prévaloir, le monde entier serait à refaire.

La langue n'est pas non plus le signe caractéristique de la nationalité. On parle cinq langues en France, et pourtant personne ne s'avise de douter de notre unité nationale. On parle trois langues en Suisse ; la Suisse en est-elle moins une seule nation, et direz-vous qu'elle manque de patriotisme ? D'autre part, on parle anglais aux États-Unis ; voyez-vous que les États-Unis songent à rétablir le lien national qui les unissait autrefois à l'Angleterre? Vous vous targuez de ce qu'on parle allemand à Strasbourg ; en est-il moins vrai que c'est à Strasbourg que l'on a chanté pour la première fois notre Marseillaise ? Ce qui distingue les nations, ce n'est ni la race, ni la langue. Les hommes sentent dans leur cœur qu'ils sont un même peuple lorsqu'ils ont une communauté d'idées, d'intérêts, d'affections, de souvenirs et d'espérances. Voilà ce qui fait la patrie.

La patrie, c'est ce qu'on aime
Voilà pourquoi les hommes veulent marcher ensemble, ensemble travailler, ensemble combattre, vivre et mourir les uns pour les autres. La patrie, c'est ce qu'on aime. Il se peut que l'Alsace soit allemande par la race et par le langage ; mais par la nationalité et le sentiment de la patrie elle est française. Et savez-vous ce qui l'a rendue française ? Ce n'est pas Louis XIV, c'est notre Révolution de 1789. Depuis ce moment, I'Alsace a suivi toutes nos destinées ; elle a vécu de notre vie. Tout ce que nous pensions, elle le pensait ; tout ce que nous sentions, elle le sentait. Elle a partagé nos victoires et nos revers, notre gloire et nos fautes, toutes nos joies et toutes nos douleurs. Elle n'a rien eu de commun avec vous. La patrie, pour elle, c'est la France. L'étranger, pour elle, c'est l'Allemagne.

(…) Vous êtes, monsieur, un historien éminent. Mais, quand nous parlons du présent, ne fixons pas trop les yeux sur l'histoire. La race, c'est de l'histoire, c'est du passé. La langue, c'est encore de l'histoire, c'est le reste et le signe d'un passé lointain. Ce qui est actuel et vivant, ce sont les volontés, les idées, les intérêts, les affections. L'histoire vous dit peut-être que l'Alsace est un pays allemand ; mais le présent vous prouve qu'elle est un pays français. Il serait puéril de soutenir qu'elle doit retourner à l'Allemagne parce qu'elle en faisait partie iI y a quelques siècles. Allons-nous rétablir tout ce qui était autrefois ? Et alors, je vous prie, quelle Europe referons-nous ? celle du XVIIème siècle, ou celle du XVème, ou bien celle où la vieille Gaule possédait le Rhin tout entier, et où Strasbourg, Saverne et Colmar étaient des villes romaines ?

Soyons plutôt de notre temps. Nous avons aujourd'hui quelque chose de mieux que l'histoire pour nous guider. Nous possédons au XIXe siècle un principe de droit public qui est infiniment plus clair et plus indiscutable que votre prétendu principe de nationalité. Notre principe à nous est qu'une population ne peut être gouvernée que par les institutions qu'elle accepte librement, et qu'elle ne doit aussi faire partie d'un État que par sa volonté et son consentement libre. Voilà le principe moderne. Il est aujourd'hui l'unique fondement de l'ordre, et c'est à lui que doit se rallier quiconque est à la fois ami de la paix et partisan du progrès de l'humanité. Que la Prusse le veuille ou non, c'est ce principe-là qui finira par triompher. Si l'Alsace est et reste française, c'est uniquement parce qu'elle veut l'être. Vous ne la ferez allemande que si elle avait un jour quelques raisons pour vouloir être allemande. (...)

Numa Denys Fustel de Coulanges, 1830-1889
La Revue des Deux Mondes, octobre 1870 [texte intégral]

 

Mommsen_portrait_2








 

 

 

 

 

Theodor Mommsen, 1817-1903

 

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contexte historique

La guerre franco-prussienne débute le 19 juillet 1870. Mal préparée, la France subit rapidement des défaites en Alsace. Les Prussiens bombardent Strasbourg à partir du 13 août et brûlent une bibliothèque universitaire avec ses 300 000 ouvrages (voir ici). Strasbourg doit officiellement capituler le 28 septembre 1870 (voir ici).

- "Le texte de Fustel de Coulanges est un texte de circonstance. Au début de la guerre franco-allemande de 1870, le grand historien allemand Mommsen, dans une «Lettre adressée au peuple italien», affirme le caractère allemand de l'Alsace en invoquant l'histoire, la langue et la race. Strasbourg serait allemand comme Milan et Venise sont italiens.
Fustel lui répond dans la Revue des Deux Mondes en invoquant la volonté et le consentement. Il contribue ainsi à fixer l'opposition entre la conception française et la conception allemande de la nation, qui n'est pas seulement l'objet d'un débat académique, mais trouve à propos de l'Alsace (et de la Moselle), mais aussi à propos du Slesvig, du Limbourg ou du Luxembourg, autres régions revendiquées par l'Allemagne, au même moment, avec les mêmes arguments, des objets concrets de conflit international. Quelques années plus tard, Ernest Renan, dans un texte célèbre, fixa les termes de cette opposition.
" (source)

Fustel de Coulanges écrit sa lettre le 27 octobre 1870.


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cartographie historique

 

Alsace_1871_1914_
carte en langue allemande :
Elsass désigne l'Alsace, et Lothringen
désigne la Moselle (Lotharingie, ou Lorraine)

 

eastern_france_1870
carte britannique, l'Est de la France pendant la guerre franco-prussienne, 1870-1871,
Cambridge University Press, 1912 (cliquer sur la carte pour l'agrandir et l'imprimer) source

 

eastern_france_1870_1871 extrait
extrait de la carte précédente

 

quelle42
le territoire de la France durant les années 1870-1872

 

Alsace_1871_1914
l'Alsace et la Moselle, 1871-1914

 

600px-Alsace_Lorraine_departments_evolution_map-fr
évolution territoriale des départements d'Alsace et de Lorraine

CarteAlsace-LorraineNB
anciens départements et territoires français (en hachures serrées) annexés par l'Allemagne en 1871 ;
et départements et territoires restés français, avec le redécoupage des limites départementales

 

Alsace-lorraine
carte de l'Alsace-Lorraine, extrait du livre scolaire La deuxième année de géographie
de Pierre Foncin, publié en 1888
(source seconde)

 

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liens

- "À la recherche dune identité nationale en Alsace (1870-1918)", Paul Smith, 1996.

 

 

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