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Profs d'Histoire lycée Claude Lebois

3 octobre 2009

texte de Feuerbach

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Ludwig Feuerbach, philosophe allemand (1804-1872)



conscience humaine, conscience animale,

Feuerbach (1841)

 

texte de philo à commenter pour la rentrée :

- Quelle est donc cette différence essentielle qui distingue l'homme de l'animal ? À cette question, la plus simple et la plus générale des réponses, mais aussi la plus populaire est : c'est la conscience. Mais la conscience au sens strict ; car la conscience qui désigne le sentiment de soi, le pouvoir de distinguer les objets sensibles, de percevoir et même de juger les choses extérieures sur des indices déterminés tombant sous les sens, cette conscience ne peut être refusée aux animaux.

La conscience entendu dans le sens le plus strict n'existe que pour un être qui a pour objet sa propre espèce et sa propre essence. Sans doute, l'animal est objet pour lui-même en tant qu'individu (et c'est pourquoi il possède le sentiment de soi) – mais non en tant qu'espèce (et c'est pourquoi il lui manque la conscience qui tire son nom de la science). Être doué de conscience, c'est être capable de science. La science est la science des espèces. Dans la vie nous avons affaire à des individus, dans la science à des espèces. Or seul un être qui a pour objet sa propre espèce, sa propre essence, est susceptible de prendre pour objet, dans leur signification essentielle, des choses et des êtres autres que lui.

C'est pourquoi l'animal n'a qu'une vie simple et l'homme une vie double : chez l'animal la vie intérieure se confond avec la vie extérieure, l'homme au contraire possède une vie intérieure et une vie extérieure. La vie intérieure de l'homme, c'est sa vie dans son rapport à son espèce, à son essence.

Ludwig Feuerbach (1841),
introduction à L'essence du christianisme
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- question : Qu'est ce qui définit l'homme selon Feuerbach ?

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schéma de lecture du texte

Quelle est donc cette différence essentielle qui distingue l'homme de l'animal ? À cette question, la plus simple et la plus générale des réponses, mais aussi la plus populaire est : c'est la conscience.
Mais la conscience au sens strict ;
- établissement d'un critère de distinction entre l'homme et l'animal ; critère basé sur la perception générale et populaire

car la conscience qui désigne le sentiment de soi, le pouvoir de distinguer les objets sensibles, de percevoir et même de juger les choses extérieures sur des indices déterminés tombant sous les sens, cette conscience ne peut être refusée aux animaux.
- les animaux ont une conscience d'eux-mêmes

La conscience entendu dans le sens le plus strict n'existe que pour un être qui a pour objet sa propre espèce et sa propre essence.
- seule la conscience qui dépasse la conscience de soi peut être définie comme rigoureuse [celle de l'homme]

Sans doute, l'animal est objet pour lui-même en tant qu'individu (et c'est pourquoi il possède le sentiment de soi) – mais non en tant qu'espèce (et c'est pourquoi il lui manque la conscience qui tire son nom de la science).
- l'animal se perçoit comme individu mais pas comme appartenant à une espèce

Être doué de conscience, c'est être capable de science. La science est la science des espèces. Dans la vie nous avons affaire à des individus, dans la science à des espèces.
- définition de la science, sur le mode aristotélicien : "il n'est de science que du général"

Or seul un être qui a pour objet sa propre espèce, sa propre essence, est susceptible de prendre pour objet, dans leur signification essentielle, des choses et des êtres autres que lui.
- appréhender sa propre essence, c'est percevoir au-delà de soi-même


C'est pourquoi l'animal n'a qu'une vie simple et l'homme une vie double : chez l'animal la vie intérieure se confond avec la vie extérieure, l'homme au contraire possède une vie intérieure et une vie extérieure. La vie intérieure de l'homme, c'est sa vie dans son rapport à son espèce, à son essence.
- bilan comparatif : la vie animale se réduit à son rapport avec l'extérieur ; la vie humaine a deux dimensions

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- remarque : en fait Feuerbach utilise le terme conscience dans deux sens :

1) dans un sens étendu avec la distinction conscience animale / conscience humaine

2) dans son sens strict qui ne concerne que l'homme (l'animal : "il lui manque la conscience qui tire son nom de la science")

- idée générale : ce qui définit l'homme, c'est la conscience qu'il a en propre d'appartenir à une espèce, c'est-à-dire à un ensemble plus grand que lui, un ensemble de pairs : il peut ainsi concevoir à la fois sa similitude et son altérité, dépasser sa propre individualité.

- reste maintenant à commenter tout cela... méthode

M. Renard

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Commentaire

Emmanuelle Curatolo Chaussard

Ce texte est un extrait de L’essence du christianisme de Feuerbach dans lequel il tend à montrer comment ce qui nous est en apparence extérieur nous est en réalité intérieur, comment le Dieu que les théologiens projettent hors de l’homme est en réalité l’homme lui-même : le retour à soi, l’identité de la conscience de Dieu et de la conscience de soi s’inscrivent dans la tradition hégélienne.

La religion provient d’un trait qui distingue profondément la conscience humaine de la conscience animale : la conscience de l’homme est double, il se sent comme individu et il se connaît comme espèce ; il se connaît comme tel dans la pensée qui est un langage intérieur, où l’homme, s’adressant à lui-même, est à la fois moi et toi ; il connaît donc l’infinité de son espèce, de son être véritable, en contraste avec la limitation de son individu (rapport au temps).

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Salvador Dali

Dieu n’est rien que l’ensemble des attributs infinis, sagesse, amour, vouloir qui appartiennent à l’espèce humaine. Vainement chercherait-on dans la religion quoi que ce soit qui ne se réfère à l’homme (1). Si la réflexion de Feuerbach est axée sur la réhabilitation de la religion, le texte qui nous intéresse a pour thème la nature de l’homme, ce qui le définit (sa conscience). Il s’agit ici de poser une définition de l’homme qui permettra dans un contexte plus large à Feuerbach de réfléchir sur la religion. C’est sur cette définition de l’homme et de sa conscience que nous allons travailler.

Feuerbach se propose de faire une étude différentielle de l'homme et de l'animal ("différence", "distingue") : il va aborder la question canonique de la distinction de l’homme et de l’animal par rapport à leur conscience. Il se place ainsi sur un plan ontologique (2) : "essentielle".
Mais ce plan peut se déplacer sur un plan épistémologique (au sens anglo-saxon de 'théorie de la connaissance') lorsque nous abordons la question de la connaissance du soi. Le présupposé à cette question est la possibilité même d’une telle distinction entre l’homme et l’animal par leurs consciences différentes. Feuerbach va éclaircir ce présupposé dès la première partie du texte (cf. plan, infra).

La conscience au sens psychologique c’est l’intuition (plus ou moins complète ou claire) qu’a l’esprit de ses états et de ses actes ; le fait de conscience est une des données fondamentales de la pensée. Nous pouvons distinguer entre conscience spontanée (ou immédiate) et conscience réfléchie. Dans le premier cas, le fait conscient n’est pas considéré différent du fait qu’il est conscient ; dans le second il y a une opposition nette entre ce qui connaît et ce qui est connu.

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les expériences du Dr Charcot

Ainsi, la conscience est à la fois une donnée primitive, indifférenciée, qui sert de matière à toute vie psychique mais aussi quelque chose de construit, par opposition entre le sujet et l’objet.
Nous pouvons alors distinguer entre conscience subjective (tournée vers le sujet) et conscience objective (tournée vers l’objet ou vers le sujet objectivé, c’est ce qui intéresse les sciences – une science au sens aristotélicien de «science du général» n’est possible que lorsque nous nous attachons à l’étude d’un objet).
Feuerbach aura en trame de ce texte ces distinctions puisque pour lui la conscience de l’animal est plus restreinte que celle de l’homme (qui lui a toutes les consciences précitées). Le problème sera alors : comment définir la conscience de l’animal puis celle de l’homme ? Et ce afin de les distinguer.
La réponse ou la thèse de Feuerbach, au terme de sa réflexion sera : ce qui distingue l'homme de l'animal est la conscience prise au sens strict, i.e. la conscience de son espèce.

Afin de comprendre la réponse de Feuerbach, nous allons procéder à une étude linéaire de son texte, qui se structure en trois parties :
1. «Quelle est donc […] refusée aux animaux» : La différence entre l'homme et l'animal se fait grâce à la conscience au sens strict. Nous verrons la définition de la conscience au sens large.
2. «La conscience entendue dans le sens le plus strict […] des choses et des êtres autres que lui» : la conscience au sens strict c'est avoir "pour objet sa propre espèce et sa propre essence". Nous verrons la distinction conscience de l’individu / conscience de l’espèce qui renvoie à celle entre conscience au sens strict / conscience au sens large.
3. «C'est pourquoi l'animal […] son rapport à son espèce, à son essence» : La double vie de l'homme : vie intérieure et vie extérieure.

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René Magritte, La condition humaine

Première partie

"Quelle est donc cette différence essentielle qui distingue l'homme de l'animal ? À cette question, la plus simple et la plus générale des réponses, mais aussi la plus populaire est : c'est la conscience. Mais la conscience au sens strict ; car la conscience qui désigne le sentiment de soi, le pouvoir de distinguer les objets sensibles, de percevoir et même de juger les choses extérieures sur des indices déterminés tombant sous les sens, cette conscience ne peut être refusée aux animaux."

Le problème qui va guider Feuerbach tout au long de ce texte est, comme nous l’avons dit, celui de la différence entre l’homme et l’animal. Ainsi, l’homme est un animal particulier qui doit être mis à part dans le règne animal et toute la question est de savoir pourquoi. Mais le problème est plus précis, il va s’agir de savoir quelle est la différence première, celle qui va fonder toutes les autres : «essentielle». C’est en cela que Feuerbach se place sur un plan ontologique.

En effet, l’homme, à la différence de l’animal est un animal raisonnable et politique (cf. Aristote), mais cela n’est possible que grâce à une différence plus profonde, qui tient à son être. Cette différence c’est la conscience.
Cependant, Feuerbach nous parle de réponse «la plus simple et la plus générale […] mais aussi la plus populaire». D’un côté cette réponse est celle qui tombe sous le sens, c’est celle du sens commun, qui se voit être la plus générale, donc la plus large. Autrement dit, c’est la réponse la plus triviale et la plus évidente. D’un autre côté, si «populaire» ne signifie pas ‘sens commun’ (et il y a tout lieu de le croire sinon les deux expressions ne seraient pas mentionnées), alors il s’agit de la réponse qui plait le plus. Populaire, dans une de ses acceptions veut dire : «Connu et aimé de tous, du plus grand nombre ; qui a la faveur du plus grand nombre» (3). Ce terme a une connotation souvent péjorative, néanmoins, Feuerbach va y apporter une précision : «Mais […] la conscience au sens strict».

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Donc Feuerbach suppose qu’il existe deux grands types de conscience : la conscience au sens large et la conscience au sens strict. La conscience au sens large se décompose elle-même en plusieurs sous-types : «le sentiment de soi, le pouvoir de distinguer les objets sensibles, de percevoir et même de juger les choses extérieures sur des indices déterminés tombant sous les sens».
Le «sentiment de soi» concerne la conscience de soi, de la conscience qui prend l’individu comme objet de connaissance (immédiate ou réflexive), alors que les autres sous-types concernent le non-soi ou le monde extérieur (4).

Si Feuerbach énonce ces cinq sous-types de conscience au sens large, c’est sûrement qu’ils se distinguent fondamentalement. Nous allons donc les définir :

- «le sentiment de soi» : aux sens psychologique et épistémologique, cela renvoie à la connaissance de l’individu dans sa singularité et pris comme objet individuel par lui-même (il s’objectivise pour sa propre connaissance de lui-même). Cela englobe la connaissance de son esprit, de ses affects, de ses désirs, de ses besoins, mais aussi de son corps (à la fois son schéma corporel – condition de la conscience actualisée de la posture - et son image corporelle – perception du corps par tous les moyens).

- «le pouvoir de distinguer les objets sensibles» : c’est la capacité réflexive qu’a l’individu de percevoir (premier sens de ‘distinguer’) les objets sensibles mais aussi de les passer au crible (deuxième sens de ‘distinguer’), d’en faire la distinction (pour utiliser une définition presque tautologique). Les «objets sensibles» étant les objets qui se présentent aux sens, non seulement les sens externes (les cinq sens), mais aussi les sens internes (comme la proprioception). Nous allons éclaircir cela avec la définition de la perception :

- «de percevoir» : percevoir n’est pas recevoir. Percevoir c’est avant tout capter, prendre pour soi, s’emparer de (par exemple c’est recueillir une somme d’argent ; nous percevons un salaire, un impôt (5)). Dans ce texte, ‘percevoir’ s’entend dans son acception suivante : prendre connaissance des événements de notre environnement par le biais de nos systèmes perceptifs. Dans ce sens-là, la perception peut désigner à la fois le résultat de cette connaissance et le processus psycho-physiologique qui lui a donné naissance. En tant que résultat de cette prise de connaissance, la perception renvoie à la représentation, i.e. à l’image, la prise de conscience que l’on a d’une chose, d’un événement, voire à l’idée que nous nous en faisons. Elle peut être aussi une intuition, beaucoup plus diffuse, reflétant plus un état émotionnel qu’une représentation statique de quelque chose. Mais la perception ne reflète pas toujours le réel (par exemple : hallucinations ou illusions).

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En tant que processus permettant d’accéder à une conscience de l’objet ou de l’événement, la perception peut être considérée comme une des grandes fonctions dont est doté l’organisme au même titre que la respiration ou la digestion. C’est la fonction de notre corps, de notre cerveau qui permet d’avoir une connaissance du monde qui nous entoure. Elle est cette fonction qui nous permet d’agir, de nous déplacer et d’interagir avec nos semblables et notre environnement. Cette fonction permet de saisir, de capturer mentalement certaines propriétés, certains détails pertinents de l’environnement. Les objets ou événements dont je prends connaissance peuvent être à l’extérieur de mon corps. Mais les événements, les choses à saisir peuvent aussi être à l’intérieur de mon corps (une douleur) (6). Cela nous explique le dernier sous-type de conscience, à savoir :

- «juger les choses extérieures sur des indices déterminés tombant sous les sens» : c’est effectuer des inférences nous permettant d’agir en partant d’événements perçus.

D’après les définitions que nous venons de donner, il devient évident que cette conscience «ne peut être refusée aux animaux».

Dans cette première partie, Feuerbach nous apprend qu’il existe une différence fondamentale entre les hommes et les animaux, celle-ci résidant dans la conscience. Néanmoins, «conscience» est un terme trop générique pour établir une bonne distinction. Alors il effectue une distinction entre conscience au sens large et conscience au sens strict. Nous avons vu précédemment ce que signifie la conscience au sens large, que nous avons définie grâce à la perception, celle-ci étant commune à l’homme et à l’animal. Maintenant nous allons voir ce qu’est la conscience au sens strict, en éclaircissant la notion de connaissance, beaucoup employée en première partie mais non encore bien définie.

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Deuxième partie

"La conscience entendue dans le sens le plus strict n'existe que pour un être qui a pour objet sa propre espèce et sa propre essence. Sans doute, l'animal est objet pour lui-même en tant qu'individu (et c'est pourquoi il possède le sentiment de soi) – mais non en tant qu'espèce (et c'est pourquoi il lui manque la conscience qui tire son nom de la science). Être doué de conscience, c'est être capable de science. La science est la science des espèces. Dans la vie nous avons affaire à des individus, dans la science à des espèces. Or seul un être qui a pour objet sa propre espèce, sa propre essence, est susceptible de prendre pour objet, dans leur signification essentielle, des choses et des êtres autres que lui."

Dans cette deuxième partie Feuerbach précise ce qu’il entend par conscience au sens strict. Il ne fait cependant qu’une distinction sommaire puisqu’il écrit «dans le sens le plus strict » (7).

La conscience au sens le plus strict n’est possible que «pour un être qui a pour objet sa propre espèce et sa propre essence». Attardons-nous sur ces deux termes d’‘espèce’ et d’‘essence’. L’espèce c’est le dernier échelon de la classification des animaux en biologie : Règne, Embranchement, Classe, Ordre, Famille, Genre, Espèce. Dans une espèce nous avons ensuite des individus. L’espèce c’est donc le regroupement d’individus selon un certain nombre de ressemblances et de caractéristiques propres : l’espèce est un groupe d’individus présentant un type commun, héréditaire, bien défini et généralement tel, dans l’état actuel des choses, qu’on ne peut le mélanger par croisement, d’une façon durable, avec le type d’une autre espèce (8). Les différences au sein d’une espèce feront l’individu en tant que tel.

L’essence, au sens métaphysique ou ontologique est ce qui s’oppose à l’accident (9). C’est ce qui est considéré comme formant le fond de l’être, par opposition aux modifications qui ne l’atteignent que superficiellement ou temporairement. Cette essence peut être placée dans le particulier ou le général. C’est aussi ce qui constitue la nature d’un être. Au sens logique, c’est l’ensemble des déterminations qui définissent un objet (10). Ainsi, ces terme d’‘espèce’ et d’‘essence’ nous placent sur plusieurs plans : ontologie, biologie, logique. Un être doté de conscience au sens strict sera donc un être qui a pour objet le groupe d’individus auquel il appartient mais aussi sa nature, ce qui fait le fond de son être (et qui s’oppose aux contingences). Mais que signifie alors ‘avoir « pour objet »’ ?

Nous pouvons poser l’hypothèse que Feuerbach veut nous dire : un être qui se donne comme objet de conscience son espèce et son essence. Et alors nous sommes face à deux problèmes :
1. celui de l’objectivation dans la conscience et
2. ce que signifie en avoir conscience. Ce qui peut s’expliquer comme suit :

Pour objectiver l’espèce et l’essence dans sa conscience, l’homme doit pouvoir se prendre lui-même comme un objet, en se considérant comme autre chose que le sujet sentant, et effectuer une inférence selon laquelle il n’est pas le seul à avoir certaines caractéristiques (son essence) mais qu’il fait partie d’un groupe dont les individus possèdent eux aussi ces caractéristiques (l’espèce) 11). Cela n’est possible qu’à certaines conditions : des conditions de perception et de sensibilité (cf. Kant (12)). Une des conditions a priori de la sensibilité chez Kant est l’espace et le temps.
Le temps nous préoccupe ici parce que pour qu’un être ait conscience non seulement de son essence mais aussi de son être, il est indispensable qu’il puisse se projeter dans le temps pour prendre en compte ne serait-ce que la pérennité de l’espèce par exemple. Or les animaux n’ont pas conscience du temps ; ils vivent dans un présent perpétuel. Ensuite, avoir conscience, ici s’entend dans le sens le plus proche de l’étymologie du terme de conscience : con-science, c’est faire science avec. C’est pour cela que Feuerbach écrit : «la conscience qui tire son nom de la science».

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Dès lors, un animal n’ayant conscience que de l’individu ne peut faire science car la science suppose un degré de généralité ou de généralisation dans son objet (c’est le premier critère, le critère aristotélicien de la science) ; par ailleurs, comme nous l’avons dit dans la première partie, l’animal a bien le sentiment de soi, i.e. la conscience de lui-même comme individu.
Feuerbach fait alors un constat qui délimite la vie courante de la science : «Dans la vie nous avons affaire à des individus, dans la science à des espèces», phrase assez limpide pour ne pas avoir à l’expliquer.

Enfin, le dernier problème de cette partie réside dans sa dernière phrase : «Or seul un être qui a pour objet sa propre espèce, sa propre essence, est susceptible de prendre pour objet, dans leur signification essentielle, des choses et des êtres autres que lui.» Feuerbach semble suggérer que seul l’homme (puisqu’il écrit ici sur l’homme) peut prendre pour objet des choses et des être autres que lui. Donc il nous faut expliquer ce qu’est ‘prendre pour objet’ (comme nous l’avions écrit plus haut) et la fin de cette phrase qui, nous le verrons, se distingue sur plusieurs plans. ‘Prendre pour objet’, c’est en faire la connaissance. Et la connaissance, désigne d’une part : l’acte de connaître et la chose connue ; d’autre part elle s’applique à la simple présentation d’un objet ou au fait de le comprendre.

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Titien, La femme au miroir, 1515 (Louvre)

D’où nous pouvons tirer plusieurs sens fondamentaux : 1. acte de pensée qui pose légitimement un objet en tant qu’objet, soit qu’on admette soit qu’on n’admette pas une part de passivité dans cette connaissance (la théorie de la connaissance est alors l’étude des problèmes que soulève le rapport du sujet et de l’objet) ; 2. acte de la pensée qui pénètre et définit l’objet de sa connaissance, la connaissance parfaite d’une chose, en ce sens, est celle qui, subjectivement considérée, ne laisse rien d’obscur ou de confus dans la chose connue, ou qui, objectivement considérée, ne laisse rien en dehors d’elle de ce qui existe dans la réalité à laquelle elle s’applique (13).

Dès lors, ‘avoir pour objet de conscience’ signifierait ‘en saisir clairement et distinctement (14) l’existence et posséder une définition de l’essence de l’événement considéré’. D’où l’expression «signification essentielle  (15)». La dernière partie de la phrase «des choses et des êtres autres que lui» concerne dans un premier temps le monde extérieur (dont nous avons parlé dans la première partie avec la perception) mais nous pouvons aussi supposer qu’il y a un rapport avec la notion d’empathie, selon laquelle nous comprenons les sentiments et les agissements d’autrui, en étant capables de nous "mettre à sa place" (16) et aussi en tant que nous sommes capables de nous nier en tant que singularité.

Nous avons vu ici la définition de la conscience au sens strict : c’est avoir une connaissance claire et distincte du soi et du non-soi, et le plus important : se connaître en tant qu’espèce, chose que ne peuvent faire les animaux. Cela étant basé sur un critère faible de scientificité (17), le critère aristotélicien selon lequel il n’y a de science que du général. Nous avons alors supposé un rapport au temps et à autrui bien spécifiques à l’homme. Quelles en sont alors les conséquences sur la vie de l’homme ? Ce sera l’objet de la troisième et dernière partie de ce texte.

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Troisième partie

"C'est pourquoi l'animal n'a qu'une vie simple et l'homme une vie double : chez l'animal la vie intérieure se confond avec la vie extérieure, l'homme au contraire possède une vie intérieure et une vie extérieure. La vie intérieure de l'homme, c'est sa vie dans son rapport à son espèce, à son essence."

Dans cette dernière partie, Feuerbach va alors distinguer deux dimensions, niveaux ou degrés de vie de l’homme, dont une seule composante n’est commune avec les animaux (et c’est d’ailleurs la seule que possèdent les animaux) : «l'animal n'a qu'une vie simple et l'homme une vie double». Cette affirmation découle directement de l’analyse que nous venons de faire («C'est pourquoi»). La vie simple de l’animal se définit par défaut par rapport à la vie double de l’homme. Et cette vie double c’est à la fois sa «vie intérieure» et sa «vie extérieure». Cette dernière étant ce qui est en commun entre l’homme et l’animal, la différence entre les deux réside dans la vie intérieure.

Parler de vie intérieure a un sens fort, cela semble se référer à l’introspection, le fait de pouvoir s’objectiver pour devenir l’objet de sa propre conscience, en tant qu’espèce et en tant qu’essence (l’introspection c’est l’observation d’une conscience individuelle par elle-même, en vue d’une fin spéculative, soit en vue de connaître l’esprit individuel en tant qu’individuel, soit en vue de connaître l’esprit individuel en tant que type immédiatement observable de l’âme humaine en général, ou même de tout esprit, quel qu’il soit). Or, à première lecture ces dénominations semblent paradoxales puisque nous pourrions penser que penser en tant qu’espèce n’est pas un fait introspectif.

Cependant, pour Feuerbach, penser notre propre essence, en tant qu’être humain c’est penser l’espèce, c’est voir l’autre, voir au-delà de soi-même. Nous touchons ici au point de vue hégélien que nous avions mentionné en introduction : l’homme est à la fois moi et toi. Tout se réunit dans l’Un. Au contraire, la vie de l’animal ne se définit que dans le rapport à l’altérité qu’il ne peut connaître en lui-même et il n’est pas possible pour lui de faire ces raisonnements qui lui permettent à chaque instant d’appréhender autrui comme un semblable, comme appartenant à une espèce. La vie de l’animal est dans l’instant et cela ne lui permet pas la généralisation nécessaire.

Pour extrapoler le texte de Feuerbach et en parlant en termes biologiques, nous pourrions dire dans un style contemporain que la vie extérieure de l’animal c’est comme la penser en termes de stimulus-réponse, par rapport aux stimulations externes mais aussi internes. Et en nous servant des distinctions précédemment définies, la vie extérieure tient dans la perception, mais la connaissance claire et distincte tiendrait, elle, de la vie intérieure. Et l’animal se verrait dénué de toute capacité introspective. Il reste encore un dernier problème dans ce texte : «la vie intérieure se confond avec la vie extérieure». Il semblerait ici que la vie intérieure ait un statut plus élevé que la vie extérieure et que sa présence nous permette de repérer une activité pensante supérieure.



Conclusion

Le projet de Feuerbach dans ce texte était de proposer une distinction fondamentale et ontologique entre l’homme et l’animal, cette distinction permettant d’établir toutes les autres (distinction politique par exemple). La première étape du raisonnement consistait en une distinction entre conscience au sens large et conscience au sens strict et plus précisément en une définition du sens large, sens que nous avons rapproché de celui de perception interne et externe.

La deuxième partie du texte s’attachait, quant à elle à la définition de la conscience au sens (le plus) strict : c’est alors la connaissance qu’a l’homme de son essence et son espèce ; la conscience est ici à prendre au sens de ‘faire science avec’ et renvoie à l’idée d’inférences possibles sur des classes d’objet, i.e. du général.

Enfin, la troisième partie nous permettait de délimiter deux niveaux de vie chez l’homme : le niveau extérieur qu’il partage avec l’animal et qui se rapporte à la perception et le niveau intérieur qui lui se rapporte à la capacité d’introspection. C’est ce niveau qui est spécifique à l’homme et qui lui permet de projeter l’image sublimée qu’il se fait de lui-même et de se nier en tant qu’individu afin de (se) former une idée de Dieu à son image. C’est en cela qu’est fondamentale la distinction entre l’homme et l’animal chez Feuerbach : elle lui permet de comprendre l’idée de Dieu comme un universel forgé par l’homme de par la sublimation et la négation du particulier (et donc de sa finitude) qu’elle suppose. Et cela, si l’on suit Feuerbach, l’animal n’en est pas capable (18), l’animal n’est pas doué de capacité d’abstraction.

Emmanuelle Curatolo-Chaussard
professeur de philosophie

notes

1 - Émile Bréhier, Histoire de la philosophie, II, p. 689-90 (5ème éd., 1991).
2 - L’ontologie c’est l’étude de l'être des choses
.
3 - Définition du Petit Larousse.

4 -  Pour l’origine du problème de la connaissance du monde extérieur, voir Descartes, Méditations Métaphysiques.
5 - Nous faisons référence à l’étymologie du mot : perceptio, ‘la récolte’ et percipere, ‘se saisir de’.
6 -
Luyat, La perception.
7 - Nous soulignons.
8 - In Lalande, Vocabulaire technique et critique de la philosophie. Le critère d’une espèce en biologie est un critère de reproduction : si deux individus peuvent se reproduire ensemble alors ils font partie d’une même espèce.
9 - Voir Aristote, Métaphysique pour la distinction nécessaire/contingent.

10 - Ibid.
11 - En logique, nous dirions que l’individu est le représentant de sa classe espèce.
12 - Kant, Critique de la raison pure.
13 - Lalande, Op. Cit.
14 - Pour les idées claires et distinctes, voir Descartes, Discours de la méthode et Spinoza, L’Éthique.
15 - Nous soulignons.

16 - Sur l’empathie, voir Alain Berthoz et son livre du même nom.
17 - Pour d’autres critères de scientificité, voir : Kant, Prolègomènes à toute métaphysique future ; Bacon, Novum Organun ; Popper, Logique de la découverte scientifique ; Kuhn, La structure des révolutions scientifiques ; Comte, Cours de philosophie positive, et les articles de W. Hanson (sur l’abduction).

18 - Au sujet de cette projection, qui s’insère dans la pensée de la dialectique hégélienne, voir Hegel et sa référence à l’Appendice au chapitre 1 de L’Éthique de Spinoza, dans ses cours sur l’histoire.




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petit échange Facebook

Emmanuelle Curatolo Chaussard
Emmanuelle Curatolo-Chaussard, professeur de philosophie
J'attends ta présentation et après je balance quelques pistes de réflexion et une esquisse d'introduction. J'avais peur que ce soit pour cette semaine, mais si c'est pour lundi ça laisse du temps !
2 novembre, à 17:01

Michel Renard
Michel Renard
, professeur d'histoire
- ... ma présentation... ce ne sont que quelques réflexions sur la lecture d'Anne Durand-; en fait, la distinction homme/animal n'est pas centrale dans la problématique de Feuerbach ; il ne s'attache pas à développer cette distinction ; il ne fait qu'affirmer que la religion est le propre de l'homme et donc qu'on ne saurait la traiter comme une aberration...
2 novembre, à 19:13

 Emmanuelle Curatolo Chaussard
Emmanuelle Curatolo Chaussard, professeur de philosophie
Ça peut toujours servir pour l'explication de texte. Quand un auteur ne considère pas comme cruciale une distinction mais qu'il la fait tout de même à un moment de sa pensée, ça revêt tout de suite une signification particulière : pourquoi, lui qui n'y accorde pas d'importance en général, en a-t-il besoin à cet instant particulier ? C'est une bonne question à se poser... et la réponse se trouve au tout début du texte : "la plus simple et la plus générale des réponses, mais aussi la plus populaire".

Il se sert de la pensée du vulgaire ou alors du sens commun (le statut peut être ambigu dans sa phrase, ce qui accentue la réflexion, même si on travaille sur une traduction, on la suppose fidèle), sûrement pour étayer une thèse plus vaste, mais l'extrait s'en arrête à la définition de l'essence de l'homme en utilisant une stratégie de différentiation d'avec l'animal (ce qui est assez commun, mais sa réponse à la question est moins triviale que ce qui n'y parait à première lecture).

Si des terminales lisent ce qu'on écrit là, c'est important de voir que le genre de questions que je viens de poser, la façon dont je questionne le texte, c'est exactement ce qu'on vous demande pour une explication : questionnement sur les concepts mis en jeu, sur l'auteur (son originalité par rapport aux autres auteurs, l'originalité de ce texte par rapport à son oeuvre) et sur son style (les mots et tournures employées).

2 novembre, à 20:29





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textes d'autres philosophes

sur la conscience humaine

comparée à la conscience animale


descartes

Descartes

Pour ce qui est de l’entendement ou de la pensée que Montaigne et quelques autres attribuent aux bêtes, je ne puis être de leur avis. Ce n’est pas que je m’arrête à ce qu’on dit, que les hommes ont un empire absolu sur tous les autres animaux ; car j’avoue qu’il y en a de plus forts que nous, et crois qu’il y en peut aussi avoir qui aient des ruses naturelles, capables de tromper les hommes les plus fins.

Mais je considère qu’ils ne nous imitent ou surpassent qu’en celles de nos actions qui ne sont point conduites par notre pensée ; car il arrive souvent que nous marchons ou mangeons, sans penser en aucune façon à ce que nous faisons ; et c’est tellement sans user de notre raison que nous repoussons les choses qui nous nuisent, et parons les coups que l’on nous porte, qu’encore que nous voulussions expressément ne point mettre nos mains devant notre tête, lorsqu’il arrive que nous tombons, nous ne pourrions nous en empêcher. Je crois aussi que nous mangerions, comme les bêtes, sans l’avoir appris, si nous n’avions aucune pensée ; et l’on dit que ceux qui marchent en dormant, passent quelquefois des rivières à la nage, où ils se noieraient, étant éveillés.

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John Everett Millais (1829-1896)
Une somnambule, vers 1871
Huile sur toile
  Bolton, Museums and Art Gallery

Pour les mouvements de nos passions, bien qu’ils soient accompagnés en nous de pensées, à cause que nous avons la faculté de penser, il est néanmoins très évident qu’ils ne dépendent pas d’elle, parce qu’ils se font souvent malgré nous, et que, par conséquent, ils peuvent être dans les bêtes, et même plus violents qu’ils ne sont dans les hommes, sans qu’on puisse pour cela conclure qu’elles ont des pensées.

Enfin, il n’y aucune de nos actions extérieures, qui puisse assurer ceux qui les examinent, que notre corps n’est pas seulement une machine qui se remue de soi-même, mais qu’il y a aussi en lui une âme qui a des pensées, excepté les paroles, ou autres signes faits à propos des sujets qui se présentent, sans se rapporter à aucune passion.

Je dis les paroles ou autres signes parce que les muets se servent de signes en même façon que nous de la voix ; et que ces signes soient à propos, pour exclure le parler des perroquets, sans exclure celui des fous, qui ne laisse pas d’être à propos des sujets qui se présentent, bien qu’il ne suive pas la raison ; et j’ajoute que ces paroles ou signes prolation de cette parole devienne le mouvement de quelqu’une de ses passions ; à savoir, ce sera un mouvement de l’espérance qu’elle a de manger, si l’on a toujours accoutumé de lui donner quelque friandise, lorsqu’elle l’a dit ; et ainsi toutes les choses qu’on fait faire aux chiens, aux chevaux et aux singes, ne sont que les mouvements de leur crainte, de leur espérance, de leur joie, en sorte qu’ils les peuvent faire sans aucune pensée.

Or, il est, ce me semble, fort remarquable que la parole ainsi définie, ne convient qu’à l’homme seul. Car, bien que Montaigne et Charron aient dit qu’il y a plus de différence d’homme à homme que d’homme à bête, il ne s’est toutefois jamais trouvé aucune bête si parfaite, qu’elle ait usé de quelque signe, pour faire entendre à d’autres animaux quelque chose qui n’eut point à ses passions ; et il n’y a point d’homme si imparfait, qu’il n’en use ; en sorte que ceux qui sont sourds et muets, inventent des signes particuliers, par lesquels ils expriment leurs pensées.

Ce qui me semble un très fort argument pour prouver que ce qui fait que les bêtes ne parlent point comme nous, est qu’elles n’ont aucune pensée, et non point que les organes leurs manquent. Et on ne peut dire qu’elles parlent entre elles mais que nous ne les entendons pas ; car, comme les chiens et quelques autres animaux nous expriment leurs passions, ils nous exprimeraient aussi bien leurs pensées, s’ils en avaient.

Descartes : Lettre au marquis de Newcastle (23 Novembre 1646)

* prolation : terme de grammaire. Action de proférer. La prolation d'un alexandrin est plus majestueuse que celle d'un octosyllabe. Terme de musique. Prolongation de son par la voix, soit dans les roulements, soit dans les cadences.


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Bergson

«Radicale est la différence entre la conscience de l’animal, même le plus intelligent, et la conscience humaine. Car la conscience correspond exactement à la puissance de choix dont l’être vivant dispose ; elle est coextensive à la frange d’action possible qui entoure l’action réelle : conscience est synonyme d’invention et de liberté.

Or, chez l’animal, l’invention n’est jamais qu’une variation sur le thème de la routine. Enfermé dans les habitudes de l’espèce, il arrivera sans doute à les élargir par son initiative individuelle ; mais il n’échappe à l’automatisme que pour un instant, juste le temps de créer un automatisme nouveau : les portes de sa prison se referment aussitôt ouvertes ; en tirant sur sa chaîne il ne réussit qu’à l’allonger. Avec l’homme, la conscience brise la chaîne. Chez l’homme, et chez l’homme seulement, elle se libère. »

Bergson, L'évolution créatrice (1907)


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feuerbach












Gedanken über Tod und Unsterblichkeit (1830)



sur la pensée de Feuerbach

Ludwig Feuerbach (1804-1872) : la religion de l’Homme
par Anne Durand (doctorante en philosophie, Paris I-Sorbonne)

À partir de son ouvrage Pensées sur la mort et l’immortalité (1), puis dans L’Essence du christianisme (2), Ludwig Feuerbach entend opérer une critique de la religion dont le résultat sera le fondement d’une anthropologie. De façon schématique, on peut dire que Feuerbach montre dans les Pensées sur la mort et l’immortalité que la croyance en un Dieu personnel et la croyance en une vie éternelle sont liées, et que, pour se réapproprier la vie terrestre, il est nécessaire de renoncer à la croyance en Dieu.

Dans l’Essence du christianisme, il s’attache à définir ce qu’est l’objet religieux proprement dit, à savoir, par quel processus l’homme pose hors de lui un être transcendant, Dieu, dans lequel il aliène nombre de ses propres qualités.

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Dans les Pensées sur la mort et l’immortalité, Feuerbach explique d’abord de quelle façon l’homme crée Dieu. Il montre que le Dieu personnel est en effet le fruit d’une abstraction du Soi que le sujet objective en un être extérieur auquel il donne une existence réelle par le nom de Dieu.

Ce Dieu n’est donc autre que l’essence humaine objectivée et non reconnue comme telle par le croyant. Dieu est le Je qui s’ignore et s’objective dans une essence particulière. La contradiction est là, précisément dans cet être à la fois personnifié et infini. Pour reprendre les termes de l’auteur : «On ne trouve donc rien en Dieu qui ne serait pas dans la personnalité finie ; on trouve en Dieu la même chose, le même contenu qu’en l’homme.» (Feuerbach, 1991 : 55-56.) Or cet être hors de la nature, éternel… est le mode d’existence de l’homme.

Qui a un Dieu éternel ne saurait réellement mourir. Qui se projette dans un être supra-mondain, ne peut pas réellement avoir sa vérité et sa véritable vie dans ce monde. De la croyance en ce Dieu personnel découle donc la négation de la nature et par là même de la mort.
«Par conséquent, la mort qui rayonne jusque dans les profondeurs de tout être et de toute connaissance ne sera saisie que comme une négation superficielle, externe, produite par la nécessité externe de toute existence naturelle et ne touchant que l’enveloppe externe de l’individu et non pas comme une négation interne qui s’élève et pénètre le cœur. La mort n’est qu’un casse-noix qui ne rompt que la coquille externe qui enveloppe l’individu afin de faire apparaître pour lui-même son noyau savoureux et pulpeux.» (Feuerbach, 1991 : 56.)

«Connais-toi toi-même». C’est donc à cela qu’invite Feuerbach dans L’Essence du christianisme, fort des acquis des Pensées sur la mort et l’immortalité. Car nous n’avons pas pleine conscience ou pleine possession de nous-mêmes. Ce qu’entend dévoiler Feuerbach, c’est l’essence authentique de la religion, c’est-à-dire son fond anthropologique, puis son essence inauthentique, c’est-à-dire théologique.

Ces deux points structurent d’ailleurs LEssence du christianisme. Son projet, plus généralement, consiste à montrer la vérité anthropologique de la conscience religieuse et de quelle façon l’homme en vient à poser hors de lui-même, dans un être transcendant, ses propres déterminations. «À partir de son Dieu, tu connais l’homme, et inversement, à partir de l’homme son Dieu : les deux ne font qu’un.» (Feuerbach, 1973 : 130.) Il ne s’agit donc pas pour Feuerbach de critiquer en soi la conscience religieuse puisque cette dernière est inhérente à l’homme. Feuerbach annonçait cela au tout début de l’introduction de L'essence du christianisme : «La religion repose sur la différence essentielle de l’homme et de l’animal.» (Feuerbach, 1973 : 117.)

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À la différence de l’animal, l’homme a une religion parce qu’il a conscience de son genre, c’est-à-dire du genre humain auquel il appartient. Le but de Feuerbach est alors de montrer le fond véridique de la conscience religieuse, à savoir l’homme lui-même, de montrer que ce qui est divin (3) en l’homme n’a pas besoin d’être recherché dans un être transcendant. Bref, il faut dévoiler la vérité anthropologique de la religion. D’abord il y a ce qui est de l’ordre du fait, le fait religieux ; puis il y a la croyance en Dieu qui est une illusion. Cette vérité anthropologique, c’est ce que nie la théologie, y compris dans son versant spéculatif.

«Lorsque la religion avance en années et avec les années progresse en entendement, lorsqu’à l’intérieur de la religion s’éveille la réflexion sur la religion, lorsque commence le crépuscule de la conscience de l’unité de l’essence divine avec celle de l’homme, bref, lorsque la religion devient théologie, alors la séparation originairement innocente et involontaire de Dieu et de l’homme devient une distinction intentionnelle, érudite, qui n’a d’autre but que l’évacuation hors de la conscience de cette unité qui s’y est déjà introduite.» (Feuerbach, 1973 : 345.)

La distinction intentionnelle est le fait volontaire de la théologie qui, une fois arrivée à un certain progrès de la conscience religieuse, nie paradoxalement tout caractère humain à Dieu pour n’en faire qu’un être rationnel ou un absolu. «La conscience de Dieu est la conscience de soi de l’homme» (Feuerbach, 1973 : 129), c’est la vérité voilée de la religion et c’est ce que nie la théologie. Certes, le croyant ne reconnaît pas l’homme ni moins encore l’essence humaine dans le Dieu qu’il prie. Pourtant, c’est en dévoilant cette identité par la philosophie et en ne la laissant pas être à nouveau voilée par la théologie que Feuerbach entend fonder une anthropologie.

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La philosophie anthropologique
Pour sortir de ce schéma, il ne faut plus faire une critique religieuse de la religion mais au contraire une critique philosophique qui vise à découvrir ce qu’est l’essence de la religion, indépendamment des religions déterminées. Or, découvrir l’essence de la religion signifie rechercher de quelle façon l’homme peut prendre conscience de lui même (puisque la religion est le signe de la conscience de soi) et dans le même temps aliéner cette même conscience dans un autre (puisqu’il n’est pas conscient que Dieu n’est autre que l’extériorisation de son essence humaine).

Feuerbach explique ce phénomène d’extériorisation ou de projection de la façon suivante : «L’homme – tel est le mystère de la religion – objective son essence, puis à nouveau fait de lui-même l’objet de cet être objectivé, métamorphosé en un sujet, une personne.» (Feuerbach, 1973 :147-148.)

Nous percevons ici deux moments : un premier moment où l’homme-sujet objective son essence en Dieu. Puis un second moment où Dieu devient le sujet de l’homme. L’homme devient donc dans ce deuxième temps dépendant et inférieur à Dieu. Ce travail d’éclaircissement une fois effectué, Feuerbach est en mesure de proposer un renversement, c’est-à-dire que l’homme doit reprendre sa juste place à savoir celle d’homme-sujet. Après avoir nié en lui ce qu’il avait affirmé en Dieu, l’homme doit affirmer en lui-même ce qu’il doit nier en Dieu. Il doit retrouver ses qualités dans un mouvement de projection puis de réappropriation.

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«Homo homini deus est» -
source

Lorsque son essence est identifiée comme sienne : «Homo homini deus est» (l’homme est un dieu pour l’homme), l’homme se réapproprie ses déterminations et ses qualités, ce qu’il allait chercher dans un au-delà, qu’il aliénait en un Dieu transcendant. Ce qui était transcendant devient alors immanent. L’homme peut alors accorder à sa vie terrestre et à tout ce qu’il avait sacrifié en Dieu la place qui lui revient. En revanche, cela ne fait pas disparaître la religion, puisque celle-ci est intrinsèque à l’homme, elle se transforme donc en une religion de l’Homme.

Dans Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande (4), Friedrich Engels a reproché à Feuerbach de maintenir une religion vidée de son sens puisque ne correspondant plus à une religion réelle. Pour Engels, Feuerbach eut le tort de donner à la religion sa signification étymologique de «lien» (religio) et à partir de cette définition, d’avoir rendu tout à fait abstraits les rapports humains. Engels écrit : «[Feuerbach] devient tout ce qu’il y a de plus abstrait dès qu’il s’agit des relations humaines autres que des rapports sexuels» (Engels, 1901 : 196).

Feuerbach serait passé à côté de ce qui conditionne pour bonne part les rapports humains, notamment les rapports sociaux et économiques. De la part de Max Stirner, dans L’Unique et sa propriété (5), la critique vient plutôt de la reconduction d’une entité abstraite, c’est-à-dire l’Homme en tant qu’essence humaine ou genre humain, alors que Stirner n’affirme que l’existence des individus. Ainsi, Stirner reproche à Feuerbach de considérer «le genre, l’homme, [comme étant] une abstraction, une idée pour notre être vrai, à la différence du moi individuel et réel qu’il tient pour l’inessentiel.» (6) (Feuerbach, 2001 : 228.) Ces deux questions se recoupent car elles posent dans les deux cas la question du lien ou du rapport à autrui.

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Feuerbach oppose à Stirner les points essentiels de sa doctrine: l’individu sensible, «vrai et réel» se trouve au centre de sa philosophie, mais il n’en fait pas pour autant une entité abstraite car il n’y a pas d’individu isolé. C’est cette conception de Stirner qui est en soi une abstraction, dont la prise en compte du sensible aurait dû le prémunir. Car, s’il peut se concevoir comme unique en pensée, la sensibilité le ramène naturellement à la communauté. Dans L’Essence du christianisme dans son rapport à L’Unique et sa propriété, Feuerbach écrit : «Obéis aux sens! […] Comme mâle tu te rapportes essentiellement, nécessairement à un autre moi ou être : à la femme. Pour te reconnaître comme individu, je ne dois donc pas limiter à toi seul ma reconnaissance, il me faut en même temps, l’étendre au-delà de toi, à ta femme. La reconnaissance de l’individu est nécessairement reconnaissance de deux individus.» (Feuerbach, 2001 : 231.)

Feuerbach lui-même ne se définissait pas comme athée. Certes, il proclame la mort de Dieu, mais c’est pour mieux diviniser l’homme. De plus, il entend retrouver grâce à la nouvelle religion, «la religion de l’homme», les principes fondamentaux du christianisme niés par le christianisme en acte. Or Feuerbach a montré que l’essence humaine était présente dans la religion révélée, de façon aliénée et inconsciente certes, mais tout de même là. Chez Feuerbach, il n’est pas question de fonder une nouvelle humanité après la mort de Dieu, il s’agit au contraire de découvrir cette humanité (7).

Pour le dire plus simplement, Feuerbach est plus archéologue qu’inventeur. Mais Feuerbach permet aussi de résoudre à travers sa conception du rapport à autrui tant critiqué par Engels le problème de la réification, cette volonté de dire tout de l’homme à travers les sciences humaines, économiques ou le droit. L’étude uniquement sociale ou économique des rapports humains ne cernerait pas précisément ce qui est humain dans ces rapports. Ainsi, dans les Thèses provisoires pour la réforme de la philosophie, il cite le § 190 du Droit naturel de Hegel : «Dans le droit, c’est la personne qui est l’objet, dans la morale c’est le sujet, dans la famille le membre de la famille». (Feuerbach, 2001 : 128.).

Or Feuerbach l’affirme : «toute spéculation sur le droit, la volonté, la liberté, la personnalité, qui se passe de l’homme, se situe hors de l’homme ou même au-dessus de lui, est une spéculation sans unité, sans nécessité, sans substance, sans fondement, et sans réalité» (ibid.) Dans les Manuscrits de 1844, Karl Marx soutenait encore ce fond intrinsèquement humain, indépendant des considérations purement économiques. Il dénonçait par exemple le fait que l’économie politique ne considérait pas l’homme «dans le temps où il ne travaille pas, en tant qu’homme» (Marx 1996 : 63).

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Karl Marx, vers 1844

Marx définissait alors le communisme comme «appropriation réelle de l’essence de l’homme par l’homme», comme «retour complet de l’homme à lui-même en tant qu’être pour soi, c’est-à-dire en tant qu’être social» (ibid.). Or, il est difficile de ne pas y voir un écho aux propos de Feuerbach dans L’Essence du christianisme dans son rapport à lUnique et sa propriété : «il [Feuerbach] transpose dans la communauté seulement l’essence de l’homme – Feuerbach est l’homme communautaire, communiste» (Feuerbach, 2001 : 241). Feuerbach ne nie pas l’idée d’infini ou d’immortalité, il nie seulement l’idée d’infini ou d’immortalité personnelle. Et la religion est précisément la conscience de l’infini. L’individu fini est conscient de son essence infinie, humaine, qui s’exprime socialement.

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Conséquences éthiques et praxis sociale
Mais la négation de la religion chrétienne entraîne-t-elle nécessairement une négation des valeurs et de la morale qui s’y rattachent? Feuerbach ne nie pas les valeurs chrétiennes puisque nous l’avons vu, il les reconduit. Seulement, cette reconduction de la religion s’effectue sans les dogmes religieux, parce que non seulement ceux-ci sont souvent contraires à la vraie signification de la religion, mais plus encore parce qu’ils ne garantissent en rien l’attitude morale.

Ce point précis est approfondi dans Pierre Bayle. Ein Beitrag zur Geschichte der Philosophie und Menscheit (8) (Feuerbach, [1838] 1967). Dans cet ouvrage, plus encore que la critique des dogmes, Feuerbach démontre la possibilité d’une morale athée. Mieux, Feuerbach rend grâce à Pierre Bayle d’avoir montré qu’un État d’athées était concevable, ce qui revient à dire que l’État peut se maintenir et fonctionner sans recourir nécessairement aux dogmes religieux.

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Pierre Bayle, 1647-1706

En fait, la démonstration de Bayle s’appuie sur la constatation d’un fait évident. Dans les Réponses aux questions d’un Provincial (Œuvres diverses IV, 965-66), après avoir critiqué la pratique du duel pour l’honneur par ceux-là mêmes qui prient pour que leurs péchés soient pardonnés comme ils ont eux-mêmes pardonné à ceux qui les ont offensés, Bayle ajoute : «Vous ferez la même remarque par rapport à toutes les choses que le christianisme a condamnées, et que les Chrétiens ne laissent pas de considérer comme honorables selon le monde.»

Il insiste dans les Pensées sur la comète (Od. III, § 145) : «puisque l’expérience nous montre que ceux qui croient [au] paradis et [à l’]enfer sont capables de commettre toute sorte de crimes, il est évident que l’inclinaison à mal faire ne se trouve pas plus dans une âme destituée de la connaissance de Dieu que dans une âme qui connaît Dieu».

Feuerbach insiste sur ces passages de Bayle parce qu’ils montrent que non seulement l’athée n’est pas nécessairement plus immoral que le croyant mais que plus encore, il est même susceptible d’être plus moral que ce dernier, car la raison, seule boussole morale de l’athée ne lui donnera pas les motifs de faire le mal que la religion donne parfois aux croyants. Cette défense de la raison comme seul guide de la morale est alors poursuivie par Feuerbach au travers d’une critique de la théologie qui fonde le Bien, la Justice et le Droit en Dieu.

La critique porte sur le fait que Dieu a, entre autres prédicats, la toute-puissance qui en soi est contraire à la fondation du juste, puisque Dieu peut faire que ce qui est juste devienne injuste ou que l’injuste devienne juste. Poser ces valeurs en Dieu, c’est donc les rendre arbitraires. Mais plus encore c’est les rendre dépendantes de notre volonté de plaire à Dieu. Car si le Bien est en Dieu, en un Dieu personnel, alors c’est pour plaire à ce Dieu que l’on fait le Bien. Feuerbach, dans la droite ligne de Bayle, encore une fois use du renversement et montre que si le droit, la justice, le Bien… sont fondés en Dieu, c’est en fait qu’ils sont divins, c’est-à-dire qu’ils comptent pour ce qui a le plus de valeur pour l’homme.

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Et c’est sur ce point, que Feuerbach fait alors l’apologie d’Emmanuel Kant et Johann Gottlieb Fichte (9) pour avoir su rendre la philosophie indépendante de la théologie et en conséquence avoir pu poser l’éthique de façon autonome.

«C’est donc une sainte tâche de l’humanité que de saisir en son autonomie l’Éthique ;  toutes les autres représentations théologiques la défiguraient, la souillaient, l’obscurcissaient. C’est seulement chez Kant et Fichte, où, pour son salut et le salut de l’humanité, la philosophie se saisit en son autonomie, indépendamment de la théologie, ce fut seulement chez eux que l’Idée éthique parvint à l’existence en sa pureté et sa clarté.» (Feuerbach, 1967 s., t.V : 210.)

L’autonomie éthique repose chez Kant et Fichte sur la raison, et la raison pour Feuerbach est nécessairement raison humaine. Non seulement, l’athéisme ou la non croyance en un Dieu personnel ne ruine pas toute morale ou éthique, mais plus encore, ce n’est que fondée en raison que l’éthique est définitivement assurée.

Une organisation sociale athée ou un État athée n’est donc pas en soi condamnable au motif qu’il ferait nécessairement disparaître toute morale. Le rationalisme non seulement préserve l’éthique mieux que ne le fait la théologie, mais plus encore il permet de se préoccuper des conditions réelles de vie.
La philosophie nouvelle autrement appelée philosophie de l’avenir qu’entend fonder Feuerbach (10) a pour but de faire descendre la philosophie «de la béatitude d’une pensée divine et sans besoins, dans la misère humaine» (Feuerbach, 2001 : 131).

L’histoire philosophique, au travers des critiques de Marx notamment, à partir des Thèses surideologie_all_L25 Feuerbach et de L’Idéologie allemande, a laissé de la philosophie de Feuerbach une image biaisée : Feuerbach a certes effectué une critique de la religion nécessaire, mais il aurait laissé une philosophie inopérante. Or, Feuerbach est on ne peut plus clair sur sa démarche dès la préface de L'Essence du christianisme : «Le contenu de cet écrit est bien pathologique ou physiologique, mais son but n’en est pas moins thérapeutique ou pratique.» (Feuerbach, 1973 : 93.)

Le but est de dénoncer une conception tant religieuse que philosophique qui, lorsqu’elle ne nie pas simplement l’humain, ne le considère que sous sa forme la plus abstraite ou incorporelle. Pour cela, Feuerbach s’attache à dévoiler ce que sont la religion et la théologie, et à mesure que le voile tombe, à réintroduire ce qui est de l’ordre du corporel et de l’interpersonnel.

La conséquence de cette démarche pour la praxis sociale ou politique est simple et exposée dans la Nécessité d’une réforme de la philosophie :  «dans la religion chrétienne tu as ta république dans le ciel, c’est pourquoi tu n’en as nul besoin sur terre. Bien au contraire, il faut que tu sois esclave sur terre, pour que le ciel ne soit pas vain» (Feuerbach, 2001 : 106-7).

Donc le christianisme est «une religion qui détruit l’énergie politique des hommes». Feuerbach ne fait ni la théorie du droit ni celle de l’économie. En revanche, il entend donner les conditions de possibilité d’une action politique réelle et ces conditions tiennent à la critique tant de la religion que de la théologie spéculative rationalisée, c’est-à-dire de la critique de Hegel. Il s’agit de dénoncer soit la religion qui crée un au-delà dévalorisant le monde d’ici-bas, soit la théologie et la spéculation qui à force d’abstraction nient l’homme dans sa réalité sensible et concrète.

Pour citer à nouveau l’ouvrage sur Bayle, il s’agit : «[du] conflit de Dieu et du monde, du ciel et de la terre, de la grâce et de la nature, de l’esprit et de la chair, de la foi et de la raison. Le combat entre l’Église et l’État était seulement l’expression extérieure apparente et politique des divergences internes et enfouies de l’humanité. Où l’humanité fait un avec elle-même, son monde ne peut pas se diviser en deux» (Feuerbach, 1967 s., t.V : 7).

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Donc, l’homme qui ne pose plus son essence aliénée dans un être transcendant, l’homme qui n’a plus foi en une vie éternelle après la mort, cet homme-là est capable d’agir politiquement, socialement dans ce monde. Toute la philosophie de Feuerbach tend vers un seul but : rendre un tel homme apparent.
La philosophie de Feuerbach, immanente et rationnelle, donne les conditions de possibilités d’une praxis sociale et éthique. Or, ces conditions de possibilités ne sont pas posées arbitrairement, elles découlent au contraire naturellement des acquis de son anthropologie. Ainsi, si l’action politique, c’est-à-dire collective est possible, c’est parce que l’homme est en mesure de reconnaître le tout que forme l’humanité, c’est-à-dire cette pluralité.

Il fallait donc un retour à l’Homme (aux hommes) et au mondain pour rendre une politique possible. Le christianisme est alors nié pratiquement : «Le christianisme […] n’est plus qu’une idée fixe, qui se trouve dans la contradiction la plus criante avec nos compagnies d’assurances – incendie et – vie, nos chemins de fer et nos locomotives…» (Feuerbach, 1973 : 113.) La seule raison alors pour faire perdurer cette illusion, c’est l’intérêt politique qu’il y a à le faire croire. Bref, ce que dénonce Feuerbach c’est un état politique (11) en total contradiction avec la conscience de soi de l’homme. Or, dans Nécessité d’une réforme de la philosophie, Feuerbach soutient que le «besoin fondamental de l’humanité présente [est] le besoin de liberté politique» (Feuerbach, 2001 : 103).


notes

1. Gedanken über Tod und Unsterblichkeit, la première édition, anonyme, date de 1830.
2. La première édition de Wesen des Christentums date de 1841.
3. Ce qui est divin en l’homme signifie chez Feuerbach les qualités supérieures de l’homme que l’on prête, dans la religion révélée, à un Dieu transcendant : volonté, intelligence, amour. Voir sur ce point le premier chapitre de l’Essence du christianisme.
4. Ludwig Feuerbach und der Ausgang der klassischen deutschen Philosophie, publié en 1886.
5. Der Einzige und sein Eigenthum, publié en 1845.
6. Cette phrase de Stirner est donnée telle que citée par Feuerbach dans L’Essence du christianisme dans son rapport à L’Unique et sa propriété (Über das «Wesen des Christentums». in Beziehung auf den «Einziger und sein Eigenthum», publié en 1845).
7. Sur ce point Feuerbach se distingue nettement d’autres penseurs de la mort de Dieu, tels que Dostoïevski ou Nietzsche. Sur ce thème, cf. Lubac (1983).
8. Toutes les citations de Bayle sont extraites de l’ouvrage de Feuerbach.
9. Certaines pages sont presque exclusivement consacrées à Kant et Fichte dans l’ouvrage sur Bayle.
10. Feuerbach parle de «philosophie nouvelle» dans les textes des années 1840 postérieurs à l’Essence du christianisme. Les Manifestes philosophiques rassemblent les textes les plus importants qui s’y rapportent.
11. Il s’agit en l’occurrence de la période du Vormärz, période d’intense activité politique ou d’engagement de la part des jeunes hégéliens.

Anne Durand
tr@jectoires – n° 2 – novembre 2008 - source
LUDWIG FEUERBACH : LA RELIGION DE L’HOMME

Bibliographie
ENGELS, Friedrich ([1886] 1901) : Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande, in : Religion, Philosophie, Socialisme. Paris (Librairie G. Jacques).
FEUERBACH, Ludwig ([1838] 1967) : Pierre Bayle. Ein Beitrag zur Geschichte der Philosophie und Menschheit, in : Gesammelte Werke. t. IV (S. e. al, éd.). Berlin (Akademie Verlag).
— ([1841] 1973) : L’Essence du christianisme. Paris (François Maspéro).
— ([1845] 2001) : L’Essence du christianisme dans son rapport à L’Unique et sa propriété. Nécessité d’une réforme de la philosophie. Thèses provisoires pour la réforme de la philosophie, in : Manifestes philosophiques, textes choisis (2e édition). Paris (PUF).
— ([1830] 1991) : Pensées sur la mort et l’immortalité. Paris (Éditions du Cerf).
LUBAC, Henri (de) (1983) : Drame de l’humanisme athée. Paris (Éditions du Cerf).
MARX, Karl (1996) : Manuscrits de 1844. Paris (Flammarion).
STIRNER, Max ([1845] 2000) : L’Unique et sa propriété. Paris (Table ronde).

dossier : M. Renard


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22 septembre 2009

conscient et inconscient

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conscient et inconscient

 

Ferdinand Alquié, Leçons de philosophie (1939)

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L'inconscient

Notre conscience ne contenant pas la raison de tout ce qui se trouve en elle, nous devons admettre qu'elle dépend de réalités non conscientes. Mais peut-on parler d'un inconscient psychique ? En bien des cas, les manifestations de l'inconscient sont telles que celui-ci ne peut être conçu que comme psychique. Mais l'inconscient ne pouvant être l'objet d'aucune constatation directe, il ne saurait s'agir ici que d'une hypothèse commode.
Si notre vie psychique consciente ne peut être considérée comme un tout se suffisant à lui-même, si, en elle, bien des états ne s'expliquent que par du biologique, du physiologique, du social, il importe, avant d'aborder son étude, de considérer cet "inconscient", dont elle semble issue, et qui paraît contenir sa raison d'être.

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A – inconscient réel et inconscient psychique

1) En son sens le plus général, le terme inconscient désigne ce qui, par nature, n'est pas conscient, et n'est pas susceptible de le devenir.

a) Ainsi, ce qui existe "en soi" est inconscient. L'inconscient, c'est le réel tout entier et, plus précisément, la matière.
On pourrait objecter que, si la matière n'est pas constamment connue, elle peut pourtant devenir consciente (ainsi dans la perception). Mais il est clair que, dans la perception, ce n'est pas la matière elle-même qui devient consciente. La perception est faite d'états psychiques exprimant une relation entre la matière et nous. On ne peut donc la considérer comme nous révélant directement la matière, telle qu'elle existe en soi.

b) En un sens plus précis, on peut entendre par inconscient l'ensemble des réalités qui, bien qu'étant en soi, non conscientes, semblent être en contact direct avec la conscience, et la conditionner étroitement, en sorte qu'on ne peut expliquer la conscience sans faire appel à elles, et sans les supposer à la base même des phénomènes conscients : ainsi le biologique, le physiologique, le social.

2) La plupart des psychologues modernes ont admis en outre l'existence d'un inconscient proprement psychique.

a) Celui-ci comprendrait tout d'abord les tendances de base, les réactions immédiates, les instincts premiers qui, bien qu'antérieurs à la conscience, amènent l'être à se comporter comme s'il éprouvait des désirs, comme s'il avait inventé les moyens de les satisfaire, en un mot comme si la réflexion consciente était la source de nos actions (ainsi, des abeilles fabriquant le miel semblent intelligentes).
En ce sens, l'inconscient psychique, c'est ce qui, bien que n'étant pas, à proprement parler, susceptible de devenir conscient, ne peut toutefois être conçu que par analogie avec la conscience.

b) Mais on entend aussi par inconscient psychique l'ensemble des faits qui, sans être conscients, peuvent le devenir. Ainsi, un souvenir conservé n'est pas conscient, mais le redevient dès qu'on le rappelle. La conscience, en effet, semble n'éclairer, à chaque instant, qu'une petite partie des faits psychiques. On peut donc supposer que le plus grand nombre de nos états demeurent inconscients, bien que présents et réels. En ce sens, on peut définir l'inconscient, avec M. Lalande, "ce qui n'est pas conscient pour un sujet et dans un cas déterminé, tout en étant susceptible de le devenir pour lui à d'autres moments ou sous certaines conditions".

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B – La notion d'inconscient psychique

La notion d'inconscient psychique a été longtemps rejetée comme contradictoire. Comment admettre, disait-on, qu'un fait soit à la fois psychique et inconscient ? Ainsi, une sensation inconsciente devrait être à la fois sentie (puisque étant sensation) et non sentie (puisque étant inconsciente). Et de nos jours, l'existence de l'inconscient est niée par Alain, qui voit dans les phénomènes prétendus inconscients des faits physiologiques, et par Sartre, qui les tient pour des phénomènes de mauvaise foi.

À vrai dire, il n'y aurait contradiction à admettre un inconscient psychique que si l'on avait préalablement défini le psychisme par la conscience. Or toute la question est de savoir si cette définition est valable, autrement dit si l'on peut proclamer l'identité du psychique et du conscient. Nous pensons qu'on ne peut le faire : nous venons de voir qu'il est des faits, tels les actes instinctifs, qu'on ne peut concevoir que comme psychiques et qui, cependant, ne sont pas conscients.

L'objection classique à la notion d'inconscient n'est pourtant pas sas valeur. Il est vrai que parler d'une sensation inconsciente, c'est-à-dire non sentie, est contradictoire. En d'autres termes, on peut remarquer que l'inconscient étant, par définition, inconscient, donc inconnu et inconnaissable, rien ne nous autorise à croire qu'il contienne des sensations, des volitions, autrement dit qu'il soit psychique. De l'inconscient on ne peut rien savoir, et imaginer l'inconscient, dire qui il est, c'est, à n'en pas douter, tomber en une contradiction.

Les essais tentés pour imaginer les faits inconscients ont en effet nécessairement consisté à les concevoir par rapport à la conscience, ou du moins à une conscience. Pour les uns, les faits dits inconscients seraient des faits éclairés d'une conscience rapide suivie d'oubli (hypothèse qui ne peut convenir qu'à un petit nombre de cas). Pour d'autres, ils seraient rapportés à une conscience secondaire, distincte de la conscience principale (hypothèse purement arbitraire). D'autres prétendent concevoir l'activité inconsciente par continuité : puisqu'il y a, en notre conscience, des zones de moins en moins éclairés, ne peut-on, à la limite, concevoir un état inconscient ? (On est ainsi parvenu à la notion de subconscient). Mais cette argumentation semble vicieuse. On peut, à la rigueur, concevoir le moins-conscient, mais on l'inconscient, puisqu'une chose ne peut être conçue que si elle devient pour nous consciente. Il faut donc, si l'on veut admettre un inconscient psychique, renoncer à le concevoir.

Mais si affirmer l'existence de l'inconscient revient à affirmer l'existence d'un inconnaissable, la notion d'inconscient devient purement négative, et l'on ne peut parler d'un inconscient psychique. Il n'y a plus de raison en effet de supposer que les faits en question soient psychiques plutôt que physiques (c'est ainsi que l'on a soutenu que ce que nous appelions l'inconscient se réduisait au physiologique et que, par exemple, les souvenirs conservés étaient non des souvenirs, mais des traces cérébrales).

Nous devrons donc, en étudiant les phénomènes inconscients, nous demander s'il s'agit bien là de phénomènes psychiques, et ne l'affirmer qu'avec une extrême prudence.

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Salvador Dali



C – Les faits psychiques inconscients

Examinons en effet quelques-uns des cas où les psychologues ont cru nécessaire d'admettre un psychisme inconscient.

a) Toute sensation consciente, a-t-on dit tout d'abord, suppose à sa base des sensations inconscientes. Un son musical est entendu comme simple. Mais serait-il entendu si nous ne percevions pas les vibrations élémentaires qui le constituent ? Ces vibrations, pourtant, ne sont pas consciemment perçues : elles sont l'objet de sensations inconscientes.

Cet argument a pris des formes multiples. Leibniz déclarait que si nous percevons le bruit de la mer, c'est que nous entendons inconsciemment le bruit des gouttes qui se heurtent. Hamilton prétendait que, pour voir une forêt, il faut apercevoir inconsciemment ses feuilles. Et Taine pensait qu'on pourrait trouver un atome psychique, un élément dernier inconscient, qui, combiné avec lui-même, donnerait la sensation.

Ces théories nous semblent arbitraires, et nous ne pensons pas qu'on puisse parvenir à l'inconscient psychique par la décomposition du conscient.

On comprend mal comment une somme de sensations inconscientes produirait une sensation consciente, comment des sensations de vibration se transformeraient en une sensation de son, comment l'augmentation de la fréquence de ces sensations de vibration donnerait lieu à un changement qualitatif de la sensation du son.

Sans doute toute sensation résulte-t-elle d'une grande multitude d'excitations. Mais ces excitations sont matérielles, et non psychiques. Rien ne nous autorise à admettre qu'à chaque excitation élémentaire corresponde une sensation élémentaire. Le passage du matériel au conscient  est, certes incompréhensible ; mais supposer entre les deux, un psychisme inconscient ne résout pas la difficulté. Admettons donc qu'une cause physiologique complexe puisse produire un phénomène conscient simple. L'hypothèse d'un psychisme inconscient est ici inutile.

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b) À chaque instant, dit-on, redeviennent conscients des états psychiques qui, un instant auparavant, ne l'étaient pas (c'est le cas des images, des souvenirs). Ces états étaient réels (puisque susceptibles de reparaître) sans pourtant être conscients. Ils étaient donc inconscients. Il en est de même pour les habitudes : elles sont en nous des actes, des comportements tout montés, prêts à se déclencher.

Mais il est loin d'être établi qu'il s'agisse de phénomènes proprement psychiques. Le problème de la conservation des souvenirs est fort obscur, et peut-être cette conservation est-elle uniquement matérielle et cérébrale. De même pour l'habitude : si elle commence dans l'esprit, elle s'emmagasine dans le corps. Rien ne prouve qu'en tout ceci ce que nous appelons l'inconscient ne soit pas tout simplement le corps, l'organique.

c) Il est pourtant des phénomènes inconscients qui semblent ne pouvoir s'expliquer par les lois de la matière, mais seulement par celles de l'esprit.

1) C'est le cas, tout d'abord, des instincts animaux. Comment nier qu'ils soient psychiques ? Ils tendent vers des fins, mettent en œuvre tous les moyens propres à les atteindre, semblent connaître implicitement les lois du réel sur lequel ils agissent, expriment les tendances, les besoins du sujet dont ils émanent.

2) En notre propre vie, nous rencontrons sans cesse des faits qui semblent ne pouvoir être expliqués qu'en faisant intervenir la notion d'un inconscient psychique. Il arrive, par exemple, qu'une séparation subite nous révèle un amour ignoré : cet amour n'existait-il pas à l'état inconscient ? Dans la volonté, les motifs agissent souvent sans parvenir à la conscience claire, et nous ne connaissons pas toujours les raisons de notre décision. Ne fait-il pas admettre ici l'action de forces psychiques inconscientes ?

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L'inconscient se retrouve aussi dans la vie intellectuelle. La perception du monde extérieur, l'appréciation des distances supposent des sensations élémentaires, des associations d'idées dont nous n'avons pas conscience. Quand nous comprenons un mot, une idée, c'est grâce à tout un contexte mental inconsciemment connu. L'invention, la découverte scientifique jaillissent en nous de façon subite : ne supposent-elles pas un travail inconscient effectué antérieurement ?

3) Les observations pathologiques nous conduisent, elles aussi, à admettre l'existence d'un inconscient psychique.
La psycho-pathologie de Pierre Janet en contient de multiples exemples. Dans les cas de ce qu'elle nomme l'anesthésie hystérique, le sujet est pincé, piqué dans le sentir, et pourtant il se souvient, par la suite, de l'avoir été. Dans les cas dits de double personnalité, le sujet second répond, par écrit, à des questions qui lui sont posées à voix basse alors que le sujet premier cause sans interrompre sa conversation. Un sujet hypnotisé, puis réveillé, a l'air de ne plus se souvenir des ordres qui lui ont été donnés pendant son sommeil, et pourtant il les exécute.

Il convient de noter ici l'importance des phénomènes mis en lumière par Freud. Selon ce dernier, la vie psychique nous présente un grand nombre de phénomènes (lapsus, actes manqués, rêves, névroses, maladies mentales) qui ne peuvent s'expliquer qu'à partir de "complexes" inconscients refoulés.

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Ces complexes ont à leur base des tendances refoulées. Beaucoup de nos tendances, en effet, étant contraires aux convenances, à la vie sociale, à nos conceptions morales, ne peuvent devenir conscientes. Elles sont arrêtées par la censure et refoulées dans l'inconscient. Mais elles y subsistent et y constituent de véritables systèmes psychiques (les complexes) dont l'influence sur notre vie consciente se manifeste sans cesse.

d) Il semble donc difficile de nier l'existence d'un inconscient psychique. Tout se passe, en effet, comme si étaient conscients des souvenirs, des jugements, des désirs qui ne le sont pas. L'instinct émane de tendances, et contient une raison implicite : or tendances et raison sont psychiques.

Des sentiments inconscients nous mènent : or, tout sentiment est psychique. La découverte subite de la solution d'un problème suppose un raisonnement antérieur. Or, tout raisonnement est psychique.

Beaucoup de phénomènes, normaux ou pathologiques, ne s'expliquent donc que par l'existence d'un psychisme inconscient. Tout se passe comme si une activité psychique inconsciente fonctionnait en nous, résolvant des questions, nous orientant vers certains buts, etc.

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D – L'inconscient et le réel

Il ne faut pas oublier cependant que, l'inconscient n'étant pas directement connaissable, l'existence d'un inconscient psychique ne peut être posée qu'à titre d'hypothèse.

La valeur de la notion d'inconscient psychique est donc essentiellement méthodologique. Autrement dit, on parlera d'inconscient psychique chaque fois qu'il sera commode d'en parler, et pour signifier que tout se passe comme si, avant la conscience et en dehors d'elle, existaient des processus analogues aux processus conscients (raisonnements et connaissances implicites, tendances, etc.).

On peut remarquer, à ce propos, que l'hypothèse d'un inconscient psychique a été, dans la psychologie moderne, l'origine de nombreuses découvertes et de remarquables progrès.

Mais, si cette hypothèse est méthodologiquement féconde, quelle valeur lui reconnaître quant à la conception générale qu'elle nous donne du réel ? Sur ce plan, nous pensons qu'elle peut être, selon le sens où elle est prise, dangereuse ou utile :

a) l'hypothèse d'un inconscient psychique risque de nous amener à une conception intellectualiste de l'univers. Dire, par exemple, en ce qui concerne les premiers comportements vitaux, que tout se passe comme si il y avait conscience, n'est-ce pas imaginer ces comportements sur le type des comportements humains ?

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Mais l'inconscient, il faut s'en souvenir, ne peut être imaginé sans contradiction. Nous ne pouvons avoir nulle idée de ce que sont, en soi, les processus inconscients.

Par ailleurs, l'histoire de la vie montre que c'est la conscience qui est sortie de l'inconscient : l'inconscient ne saurait s'expliquer par elle.

Bien entendu, l'hypothèse d'un inconscient psychique doit nous amener à penser, non point que tout est, à quelque degré, explicable par la conscience, mais au contraire que la conscience ne suffit pas à expliquer ce qui se trouve en elle. Les processus qui nous apparaissent sous forme de raisonnements conscients, de tendances conscientes, ne peuvent être limités à leur aspect conscient : nous les rencontrons déjà avant la conscience, sous des formes dont nous constatons, du dehors, les effets, mais que nous devons renoncer à concevoir. Grâce à la notion d'inconscient, la conscience sera donc mise à sa véritable place dans l'univers.

b) L'hypothèse d'un inconscient proprement psychique risque aussi de nous conduire au dualisme, à la séparation du psychique et du physique. Mais nous devons nous souvenir que les limites du psychique ne sauraient être fixées et que, si nous avons tenu certains faits inconscients pour essentiellement psychiques, c'est uniquement pour des raisons de commodité. De telles distinctions peuvent ne correspondre à rien de réel.

- Ainsi, si l'instinct nous est apparu comme psychique, rien ne nous permet cependant de le séparer radicalement du comportement, essentiellement biologique et physiologique, des organes de l'animal. Les comportements végétaux sont eux-mêmes analogues à des instincts.
- Et il ne sert à rien d'invoquer ici la distinction d'un inconscient pré-conscient et d'un inconscient post-conscient. En effet, des comportements qui ont été conscients peuvent devenir purement physiologiques : ainsi dans l'habitude.

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Les limites du psychique, du biologique, du physiologique ne peuvent être établies. la distinction de divers ordres de faits semble plutôt conditionnée par notre ignorance que fondée dans leur nature réelle. Notre connaissance, en effet, se constituant selon les hasards de l'expérience, aborde le réel par divers côtés et se constitue en sciences séparées.

C'est ainsi que nous avons pu parler du domaine physiologique, du domaine psychique, et avoir recours à l'hypothèse d'un inconscient proprement psychique. Mais tous les faits de notre expérience, bien que distincts, sont unis pas des lois et se conditionnent réciproquement.



E – L'inconscient et la conscience

L'homme, tel que le considère la psychologie, est "un". Sa vie organique, sa vie sociale, sa vie psychique se tiennent et forment une réalité que la conscience n'éclaire que par moments et par endroits, selon les nécessités de la pensée ou de l'action. Cette réalité doit être considérée d'abord comme inconsciente.

a) Cet inconscient comprend d'abord les structures profondes, les tendances de base, les besoins, les instincts et, à l'état virtuel, les comportements vitaux que la conscience n'a pas eu à inventer. Tel est l'inconscient pré-conscient.

b) Mais il y a aussi un inconscient post-conscient. Il est constitué par tout ce qui a été conscient et qui a cessé, momentanément ou définitivement de l'être et, en particulier :
- Par des tendances dérivées, par des mécanismes moteurs pour l'acquisition desquels la conscience a été nécessaire, mais qui sont maintenant susceptibles de fonctionner sans elle. En ce sens, l'inconscient se confond avec l'habitude.
- Par des jugements de valeur implicites, des impératifs sociaux qui traduisent notre dépendance vis-à-vis de la société et résultent de l'éducation.
- Par les états qui, ne présentant pas d'intérêt actuel, ou n'étant pas liés à nos préoccupations présentes, sont momentanément laissés dans l'ombre : ainsi les souvenirs non évoqués.
- De façon plus spéciale, par les états dont le moi refuse d'avoir conscience par l'effet d'une sorte de "censure" d'origine sociale. Tel est l'inconscient qu'étudie la psychanalyse.

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La conscience


Instrument d'adaptation, la conscience avertit l'être vivant des changements qui se produisent en son milieu, lui signale les excitations qu'il reçoit. Elle est, par là même, connaissance symbolique de la relation et faculté de synthèse : on peut donc, dès ses formes les plus élémentaires, reconnaître en elle ce qui, aux stades supérieurs de son développement, sera la pensée rationnelle.

On nomme conscience "l'intuition qu'a l'esprit de ses états et de ses actes" (Lalande).

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A – Conscience spontanée et conscience réfléchie

La conscience, étant à la base de toute connaissance, ne peut, à strictement parler, être définie. Tout ce que nous connaissons est, par là même, conscient. On peut dire que la conscience est la propriété la plus générale de ce qui apparaît : elle coïncide avec la totalité de notre expérience.

En ce sens, le problème de la conscience ne se pose pas différemment pour l'objectif et pour le subjectif, et l'on ne peut admettre la distinction de base (faits par l'école écossaise, ou encore par Royer Collard) entre la conscience (ou sens intérieur) et les sens externes. Les sens ne sont qu'une partie de la conscience. Pour l'expérience immédiate, du reste, faits physiques et faits psychiques ne font qu'un : ils ne peuvent être séparés qu'en vertu d'une interprétation du donné. De même, on ne saurait faire de la conscience une faculté abstraite, vide en elle-même, et tournée vers un objet : la conscience se confond purement et simplement avec son objet (ainsi la conscience de la douleur, c'est la douleur ; la conscience du rouge, c'est le rouge). Tous les faits sont conscients et nous ne pouvons les concevoir à part d'une conscience.

C'est pourquoi la psychologie ne saurait partir d'une conception phénoménologique, où la conscience serait définie par son intentionnalité, ou comme conscience d'un objet qui lui serait, par nature, hétérogène. La psychologie ne débute pas par une analyse, phénoménologique ou transcendantale, de la conscience : elle part des faits, et les faits sont conscients.

Considérée comme étant le propre de tout ce qui est donné, la conscience est dite "conscience spontanée". Mais la conscience peut aussi se retourner sur elle-même. Nous pouvons porter attention à l'un de nos états et prendre conscience de la conscience que nous en avons.

Ainsi, une douleur est, en tant que telle, consciente. Mais je puis prendre conscience du fait que que j'éprouve une douleur, autrement dit je puis prendre conscience de la conscience spontanée que j'ai de ma douleur (conscience qui se confond avec la douleur elle-même). Alors, à la conscience spontanée, qui est le propre de tout objet connu, se superpose une seconde conscience, une conscience de la conscience. C'est la conscience réfléchie.

La conscience spontanée peut être active, affective ou intellectuelle. La conscience réfléchie est toujours intellectuelle. Elle provient de ce que tout état de conscience peut engendrer, chez le sujet qui l'éprouve, l'idée de lui-même : à notre douleur, nous pouvons joindre l'idée que nous souffrons, à notre perception, l'idée que nous percevons, à notre désir, l'idée que nous désirons. Mais une idée de douleur n'est pas une douleur : c'est un état intellectuel qui nous fait  "connaître" notre douleur. Aussi la conscience réfléchie, quand elle est utilisée de façon méthodique, constitue-t-elle l'introspection.

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Rodin, la douleur, bronze

La conscience spontanée n'implique aucune opposition du sujet et de l'objet. En fait, "le fait conscient n'est pas considéré comme différente du fait qu'il est conscient" (Lalande). La conscience réfléchie, au contraire, "suppose une opposition nette de ce qui connaît et de ce qui est connu" (Lalande). Elle pose donc le moi-sujet en face du moi-objet. En ce sens, elle nous permet de dominer nos affections, rend possibles le jugement objectif sur soi-même, et la véritable liberté.



B – Les conditions de la conscience

Chez les végétaux, l'équilibre de l'être vivant et du milieu se réalise par le jeu d'une adaptation inconsciente. Chez l'animal, qui possède un nombre plus grand de besoins et de tendances, et qui, mobile, change sans cesse de milieu, le problème de l'adaptation devient plus difficile. C'est alors qu'apparaît la conscience.

La conscience semble en effet dépendre avant tout de conditions biologiques et pratiques. Elle a un rôle de conservation et de défenses vitales : elle apparaît quand il y a désadaptation de l'animal et du milieu, et constitue un instrument de réadaptation.

Grâce à elle, ce qui est utile à connaître s'éclaire. Or, ce qui est utile à connaître, c'est d'abord le monde extérieur (car il contient les dangers qui menacent le vivant, les obstacles auxquels peut se heurter son activité, les objets qui peuvent satisfaire ses besoins). Aussi la conscience est-elle essentiellement conscience de l'objet (même dans l'instinct, il paraît y avoir une conscience rudimentaire du milieu sur lequel s'exerce l'action).

Mais le vivant doit aussi être renseigné sur le rapport de l'objet et de ses tendances, c'est-à-dire sur la satisfaction ou la non-satisfaction de ces dernières. La conscience sera donc affective.

Enfin, la conscience arrive parfois à être, à proprement parler, conscience du sujet (mais seulement en ses formes supérieures et, semble-t-il, chez l'homme). L'homme a, en effet, des tendances multiples et contradictoires entre lesquelles il doit choisir. La conscience devra lui permettre de les connaître. C'est ce qui a lieu dans la volonté.

Si la conscience a pour but d'adapter l'être à son milieu, chez l'homme dont le milieu est surtout social, la conscience sera soumise à des conditions sociales. (C'est ainsi que nos opinions deviennent conscientes dans la mesure où elles se heurtent à celles des autres hommes). La conscience nous révèle aussi les règles sociales, et se présente parfois comme impérative et morale. Elle refoule les désirs antisociaux, les tendances que la société condamne. En un mot, elle nous adapte à la société dans laquelle nous devons vivre.

On comprend le sens et la portée des deux lois psychiques qui régissent la conscience :

A) La première est la loi de relativité. La conscience ne nous révèle pas un état, mais un changement, une variation.

 

 

 

(à suivre)

Ferdinand Alquié, Leçons de philosophie, 1939,
éd. 2009, La Table Ronde, p. 71-83

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Ferdinand Alquié, 1906-1985)





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20 septembre 2009

texte d'Alain : penser, c'est dire non

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le philosophe Alain, vu par Henry de Waroquier (source)




Penser, c'est dire non, Alain

 

Penser, c'est dire non. Remarquez que le signe du oui est d'un homme qui s'endort ; au contraire le réveil secoue la tête et dit non. Non à quoi ? Au monde, au tyran, au prêcheur ? Ce n'est que l'apparence. En tous ces cas-là, c'est à elle-même que la pensée dit non. Elle rompt l'heureux acquiescement. Elle se sépare d'elle-même. Elle combat contre elle-même. Il n'y a pas au monde d'autre combat. Ce qui fait que le monde me trompe par ses perspectives, ses brouillards, ses chocs détournés, c'est que je consens, c'est que je ne cherche pas autre chose. Et ce qui fait que le tyran est maître de moi, c'est que je respecte au lieu d'examiner. Même une doctrine vraie, elle tombe au faux par cette somnolence. C'est par croire que les hommes sont esclaves. Réfléchir, c'est nier ce que l'on croit. Qui croit ne sait même plus ce qu'il croit. Qui se contente de sa pensée ne pense plus rien.

Je le dis aussi bien pour les choses qui nous entourent (...). Qu'est ce que je verrais si je devais tout croire ? En vérité une sorte de bariolage, et comme une tapisserie incompréhensible. Mais c'est en m'interrogeant sur chaque chose que je la vois (...). C'est donc bien à moi-même que je dis non.

ALAIN
Propos sur les pouvoirs,
"L'homme devant l'apparence", 19 janvier 1924, n° 139
ou Propos sur la religion, LXIV,
publié dans Propos sur le pouvoir, Folio-essais, 1985, p. 351-355

alain
Louis Canet, élève du philosophe Alain

 

 

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19 septembre 2009

généalogie de la fin de la monarchie en France

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la fin de la monarchie en France

 

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cliquer sur l'image pour l'agrandir



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18 septembre 2009

le sujet

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le sujet


- trouvé sur philagora : révision sur la notion : le sujet

le sujet

Maîtrise = Le sujet apparaît avec la maîtrise de soi, l'attention qui permet de "réaliser" les niveaux de conscience (attention à soi, attention au monde, attention à autrui). Par cette maîtrise de soi, le sujet peut devenir l'auteur de ses représentations (conscience réfléchie) et de ses actions (conscience morale). il accède aussi à l'invention, à la création de soi par soi : en choisissant il se choisit (revoir l'échelle de Jacob : attention => mémorisation => combinaison => invention et poser le problème du rapport entre la nature et la culture.)

Origine = Le Sujet de vient donc celui qui dit OUI ou NON en connaissance de cause :  il est donc à l'origine de ses pensées, de sa volonté, de ses actes. C'est un pouvoir de commencement (dans la nature rien ne commence, rien n'est libre, car tout phénomène est déterminé par un processus causal antérieur).

Seul l'homme peut décider, engager une action qui vient d'une invention, commencée (revoir le "pouvoir natal" et relire le texte de Rousseau "Nul être matériel n'est actif par lui-même, et moi je le suis ... ma volonté est indépendante de mes sens, je consens ou je résiste ... je connais la volonté que par le sentiment de la mienne.")

Morale => Droit => Politique = Le sujet est la condition de possibilité de ces trois notions.

=> Morale : elle a pour fondement l'impératif catégorique qui exige absolument (sans considérations particulières) que je considère autrui comme un Sujet, libre, une fin en soi , ce qui lui donne une dignité, une valeur infinie, ce qui exige le respect. Autrui, comme personne, ne peut être considéré comme un simple moyen. 

=> Droit : la loi oblige : elle s'adresse donc à la liberté. Le droit ne peut se concevoir avec des êtres qui ne seraient pas responsables : la condition de possibilité du droit c'est donc le Sujet

=> Politique : en démocratie, c'est l'exercice du pouvoir par les représentants des citoyens :  si le peuple est le souverain, la souveraineté lui revient : sans citoyens libres qui obéissent à la loi qu'ils se sont prescrites, la politique est remplacée par le dressage et la dictature. (revoir Arendt, Le pouvoir partagé)

       

CONCLUSION SUR  CONSCIENCE / INCONSCIENT / SUJET

Si de l'avis de vous tous ce parcours vous a intéressé (!) c'est que, en reliant ces trois notions, le nouveau  programme(merci) nous permet de mieux comprendre comme nous sommes "impliqués":

  • le Sujet, chacun de nous si nous le voulons, est le résultat d'un arrachement et d'un attachement : de avoir conscience à  prendre conscience ; de être intéressé à  s'intéresser.        

Nous retrouvons les racines de la philosophie, la distinction fondamentale de l'opinion et de la science, du spontané et du réfléchi. Celui qui prend conscience doit non seulement se détourner de l'opinion mais faire apparaître ce qui lui est inconnu (là où était ça je dois advenir, Freud ). Le Sujet est donc ce qui advient grâce à un effort d'attention.

Avec la conscience immédiate ce n'est pas la liberté qui est donnée, mais l'idée d'une libération toujours possible. Voilà pourquoi aucun homme ne peut être méprisé : le sanctionner c'est le respecter car la sanction n'est possible que parce qu'il était libre et responsable. Cette reconnaissance  de sa valeur, c'est le respect.


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10 septembre 2009

la modernisation agricole au XIXe siècle

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la modernisation agricole au XIXe siècle


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En tête de lettre de la société Lotz fils de l’Aîné,
par Guiguet, fin XIXe siècle. Archives départementales
de Loire-Atlantique - Nantes.
 source

- Au début du XIXe siècle, à l’instar de la majorité des régions françaises, l’agriculture reste la première ressource du département [de Loire-Atlantique]. À partir des années 1820, afin d’accroître les surfaces agricoles, une politique d’assèchement des marais et de défrichement des landes est menée. Dans ce contexte, en même temps que se développe l’utilisation des engrais, de nouveaux outils sont peu à peu employés, métamorphosant le travail de la terre et permettant la mise en place de véritables industries agricoles.

La batteuse connaît un engouement précoce. Le gain de main-d’œuvre et sa rapidité pour des quantités plus importantes expliquent son adoption par le monde paysan. Dans le département, l’entreprise Lotz l’Aîné se fait particulièrement remarquer dans ce domaine.

A contrario, la charrue moderne connaît des débuts plus laborieux en raison de l'attachement des campagnes à leur matériel traditionnel. Malgré tout, la charrue brabant [inventée en Belgique] est largement diffusée à la fin du XIXe siècle. À Châteaubriant, l’entreprise Huard se spécialise dans se type de matériel.

L’entreprise Lotz installée à Nantes en 1833, produit 2 350 machines à vapeur et 5 200 batteuses et égreneuses jusqu’en 1899 et reçoit 228 médailles. Lotz fils est le premier à être décoré de l’Ordre du mérite agricole.

auteur et source



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6 septembre 2009

lents progrès de l'humanité

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population, alimentation, production

et transports :

les lents progrès de l'humanité



lents_progr_s_humanit_
source seconde


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1 septembre 2009

rentrée des professeurs d'histoire (1er septembre)

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les professeurs d'histoire

le jour de leur rentrée : 1er septembre



Jean_Luc_Degraix_1er_sept_2009
M. Degraix

Pierre_Luc_Bouderlique_1er_sep_2009
M. Bouderlique

Laurence_1er_sept_2009
Mme Reynaud


Val_rie_1er_sept_2009
Mme Goy


Michel_Renard_1er_sept
M. Renard


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Mme Mathulin est professeur d'économie,
mais elle assurera des séances d'E.CJ.S. avec nous



- vérification des emplois du temps; des progressions, fixation des dates de devoirs communs, inventaires du matériel pédagogique, évocation de la reconduction du dispositif de préparation du concours de Sciences Po...

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29 août 2009

classes de M. Renard : 2009-2010

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ancien hospice de la Vieille Charité à Marseille ; aujourd'hui musée et université :
cette dédicace me convient parfaitement



pages des classes de M. Renard :

2009-2010


- 2e 2

- 2° 5

- 1e STG

- 1e S2

- 1 ES


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la mer à Marseille, vue de la Corniche ; au fond les îles du Frioul avec
le château d'If
évoqué par Alexandre Dumas dans Le Comte de Monte-Cristo


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6 août 2009

l'argent - pour les élèves de prépas

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L'argent,

un roman d'Émile Zola et son contexte



Le roman d'Émile Zola, L'argent (1891 ), pose au moins deux problèmes : a) la technicité des opérations financières évoquées ; b) le décalage chronologique entre l'époque revendiquée (le Second Empire ; le roman commence en mai 1864) et des événements intervenus peu avant l'écriture du livre comme le krach de l'Union Générale en 1882, donc largement postérieurs au cadre historique revendiqué.


liens

- tableau des personnages de L'argent (format pdf)


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quelques explications sur les Bourses


1) Bourses de commerce et bourses de valeurs (Jean Bouvier, 1972)

- (il y a les marchandises au sens courant, "consommées par l'industrie ou le consommateur (matières premières, denrées, produits manufacturées). Mais il existe un second type de marchandises, très particulier, mais très réel : les valeurs mobilières, titres d'emprunts des États et titres des sociétés privées (actions et obligations). Ces valeurs, comme n'importe quelle autre marchandise, font l'objet d'achats et de ventes, de transactions, de négociations : et ceci à l'échelle du marché international comme à l'intérieur de chaque pays.
D'où une circulation de titres créant des courants de paiements, donc d'argent (achats et ventes de titres) à l'intérieur des pays et d'un pays à l'autre.
L'Angleterre, par exemple, au XIXe siècle, achetait aux États-Unis du blé, de la viande, du coton, de la laine, de l'or et de l'argent. Mais elle leur prêtait des capitaux : sur le marché de Londres, on négociait les titres des sociétés américaines (surtout ferroviaires). Une certaine partie du capital des firmes ferroviaires et industrielles américaines avait été écoulée en Angleterre : leurs actions avaient été vendues à Londres à des épargnants anglais et le produit de la vente - l'argent anglais - s'était transformé aux USA en installations industrielles. De même se traitaient à Londres les emprunts fédéraux et les emprunts municipaux des USA.

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intérieur de la Bourse de Londres (London Stock Exchange) en 1847

Finalement, les capitaux anglais étaient placés à long terme aux États-Unis soit sous forme d'investissements industriels, soit sous forme de prêts aux collectivités publiques. Les titres, représentant ces créances anglaises sur les États-Unis, se négocient à Londres à la Bourse des valeurs.

D'où l'existence de deux grandes catégories de Bourses mondiales : Bourses de commerce pour les marchandises ; Bourses des valeurs pour les titres (dites aussi marchés financiers).



2) les traits communs aux Bourses de commerce et bourses de valeurs

Une Bourse est un lieu où l'on négocie en permanence un produit ou une valeur mobilière. Elle diffère ainsi des foires commerciales anciennes (ou récentes) qui ont un caractère périodique. Les bourses de commerce sont souvent spécialisées par produits : il existe plusieurs bourses à Londres pour les principales marchandises, géographiquement dispersées dans la City. En revanche, les Bourses de valeurs ne sont pas spécialisées : il n'y a qu'une Bourse des valeurs à Londres (le Stock Exchange), une à New York (dans Wall Street), une à Paris : le local actuel, place de la Bourse, date de la première moitié du XIXe siècle.

On discerne deux traits communs à ces deux types de Bourses :

1) La négociation dans les Bourses n'est pas libre ; elle se fait obligatoirement par le canal d'intermédiaires agréés : les courtiers des Bourses de commerce ; les agents de change des Bourses de valeurs. Les négociations se font, à jour et heure fixes, dans des locaux déterminés. Chaque jour jour on établit le cours, issu de l'ensemble des transactions sur la marchandise ou le titre considéré ; l'ensemble des cours, publié quotidiennement, est la cote de la Bourse.

2) La négociation, dans les deux types de Bourse, se fait selon deux modes au choix du vendeur ou de l'acheteur : marché au comptant ou marché à terme.



3) marché au comptant, marché à terme

- Le marché au comptant, c'est le règlement, le paiement immédiat de la négociation, s'il y a achat ; ou la fourniture immédiate (s'il y a vente) de la marchandise ou du titre.

- le marché à terme, c'est le paiement différé dans le temps s'il y a achat ; ou la livraison différée s'il y a vente : 1, 2, 3 ou 6 mois au maximum. Acheter du coton à terme, c'est donner à un courtier un ordre d'achat applicable par exemple dans trois mois : livraison et paiement. Vendre des actions pétrolières à terme c'est donner à un agent de change l'ordre de vendre, pour votre compte, dans un mois, tel nombre d'actions Royal Dutch.



4) Pourquoi un marché à terme ?

Pourquoi ce report dans le temps du règlement de l'opération (achat ou vente) ? Parce que le prix (cours) des produits négociés (coton ou titres), est en constant changement pendant l'année. Il oscille sans cesse. Quelles sont les causes de ces oscillations ? Il y a fluctuation des cours suivant l'état d'une récolte, ou suivant les prévisions de récolte ; selon la marche d'une entreprise, dont les actions montent ou baissent en proportion du dividende qu'elles rapportent.
Quelles sont donc les causes générales ? Les cours sont influencés par des faits généraux d'ordre politique (politique intérieure ou internationale) ou des faits d'ordre économique généraux (crises, boom). Les cours des valeurs pétrolières sur le marché de Paris ont fort oscillé depuis quelques années [ce texte date de 1972...] ; un puits nouveau jaillissant, un discours politique important sur les question sahariennes, l'annonce de la découverte de gisements concurrents en Libye, les aléas de la situation politique nord-africaine, ont entraîné des perturbations dans divers sens. Les marchés sont donc de remarquables baromètres, parfois ultra-sensibles, de la conjoncture économique et politique.

Dans ces conditions - c'est-à-dire l'oscillation constante des cours - le marché à terme est à la base de la spéculation boursière aussi bien sur le coton que sur les valeurs mobilières. Spéculer, c'est tenir un pari sur l'évolution ultérieure dans les semaines ou les mois à venir, des cours : et c'est régler ses achats et ventes à terme en conséquence - dans le but de gagner, naturellement.



5)
L'exemple de la spéculation à la hausse

On peut spéculer, soit sur la Bourse de son pays, soit sur les bourses étrangères (rôle du téléphone, de la radio, des téléscripteurs : pour l'information et les ordres à donner) [rappelons ce texte date de 1972, avant internet...].

Prenons l'exemple de la spéculation à la hausse.

Vous pariez (en fonction de vos informations,bonnes ou mauvaises), que les cours de tel produit ou de tel titre vont monter : vous donnez aujourd'hui l'ordre d'achat à terme dans un mois (c'est-à-dire sans prendre immédiatement livraison ni payer) au cours d'aujourd'hui ; et vous donnez aujourd'hui l'ordre de vente à terme au prix (supérieur, pensez-vous) - que le produit aura dans un mois. À l'échéance, un mois plus tard, vous empochez la "différence", le prix du produit ayant effectivement monté.

Vous avec acheté à 100 000, vous vendez à 105 000 sans avoir déboursé un centime ni sans avoir vu le produit ou le titre. Mais vous gagnez 5000 que vous verse le courtier ou l'agent de change. Naturellement si vous avez gagné, cela signifie qu'un autre spéculateur, lui, a perdu. On peut spéculer aussi "à la baisse" si l'on croit prévoir une baisse en cours : le mécanisme est alors inverse (à vous de le trouver). Voir : A. Kostolany, Si la Bourse m'était contée [1961, édition épuisée...]. Et lire le passionnant roman de Zola, L'Argent, récit romancé, puisant à pleines mains dans l'actualité (krach de l'Union Générale, 1882).

Courtiers et agents de change sont de simples intermédiaires dans ce genre de transactions.

Le marché à terme peut être condamné par les moralistes : le gain de spéculation ne provient pas d'un travail, mais d'un pari. Il a cependant une utilité économique certaine. Il aide au commerce international de diverses manières (qu'il est impossible d'étudier ici techniquement dans leurs processus réels), mais qui aboutissent toutes au même résultat : par l'attrait de la spéculation, du gain possible, les achats et ventes sont stimulés ; les échanges de marchandises sont facilités, la mobilité des mouvements de capitaux aussi.

Il faut comprendre que les marchés à terme sont l'un des rouages des marchés internationaux et du marché mondial. Ils ne sont pas à considérer en eux-mêmes, isolément, mais comme des pièces d'un plus vaste ensemble. C'est, si l'on veut, l'impact des principes de la libre entreprise dans le domaine des échanges et des paiements. Il n'y a pas de système capitaliste, sans marché boursier, marche de marchandises ou marché de valeurs. C'est un fait.

La marge est étroite, sans doute, entre négoce, mot noble, et spéculation, mot plus douteux parfois. Mais les deux termes, c'est-à-dire les deux procédés, s'adossent l'un à l'autre. Il n'y a pas de négoce possible dans le système capitaliste sans spéculation, sans pari. Et réciproquement, bien sûr. Si l'on tient cependant à condamner la spéculation boursière, alors il faut pousser la condamnation et la critique bien plus loin, et mettre en cause la libre entreprise elle-même : ce qui est un tout autre débat. Mais le faire sur des bases morales ne convient absolument pas à l'analyse historique.

Jean Bouvier, Initiation au vocabulaire et aux mécanismes économiques
contemporains (XIXe-XXe s.)
, éd. Sedes, 1972, p. 222-226


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Bourse de Lyon (photo Le Figaro)

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les rouages du crédit bancaire à l'époque

d'Émile Zola


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Les rouages contemporains du crédit apparaissent en Angleterre dès les années 1830, en France à l'époque du Second Empire, sous la forme de banques d'un nouveau type dont l'extension devient en quelque sorte prodigieuse pendant la seconde moitié du siècle et au XXe siècle.



Banques d'affaires et banques de dépôts

Ces banques répondent à des besoins nouveaux. L'évolution du système bancaire accompagne le développement industriel, les progrès des échanges intérieurs et internationaux. Quels sont ces besoins nouveaux ? Ce sont les besoins en crédits sous leurs deux formes : crédit commercial à court terme, investissements et crédit industriel à long terme.

Exemple de besoins en crédit commercial : ceux des négociants lyonnais en soies et soieries, lorsqu'à partir des années 1860, rêvant de transformer Lyon en marché mondial des soies brutes (grèges), et contraints par la maladie des vers à soie en France de se fournir de plus en plus en soies lointaines (Moyen-Orient, puis Extrême-Orient), ils se tournent vers les banques pour le financement de leurs importations.

Exemple de besoins en crédit industriel : face aux menaces de la concurrence anglaise, après le traité libre-échangiste de janvier 1860, la sidérurgie française de lance dans un long programme de modernisation de son outillage ; d'où les augmentations de capital, les emprunts obligataires et le recours aux crédits bancaires (cas de Schneider dans les années 1860 auquel le Crédit Lyonnais ouvre un crédit de 1 million en 1863 et qui augment son capital au même moment de 9 à 14 millions).

Que sont les banques d'affaires et les banques de dépôts ?

1 – leurs ressemblances
Ce sont des banques par actions, sous forme de sociétés anonymes ; ce ne sont pas des maisons familiales, style "haute banque", pour lesquelles la capital de la firme – non mis en actions – se confond avec la fortune du chef de la maison. Dans le cas des banques nouvelles, la fortune privée de leurs administrateurs ne se confond pas du tout avec le capital de la société, divisé en actions de 500 F, actions qui ont été vendues à des milliers, puis à des dizaines de milliers d'actionnaires : en 1864, ainsi, la Société Générale rassemblera aisément un capital de 60 millions de francs-or.

2 – leurs différences
a) Structures et politiques des banques d'affaires. – La banque d'affaires n'a, sous le Second Empire, comme aujourd'hui, ni succursales ni agences, mais un seul siège. Elle n'est pas en contact avec une clientèle de masse. Sa clientèle est peu nombreuse, mais choisie, formée de sociétés et de "riches capitalistes" (expression courante dans la langue des milieux d'affaires au XIXe siècle).

Capital et dépôts : les ressources de la banque d'affaires se composent de ressources propres (capital et réserves) très importantes, alors que les ressources dues aux dépôts sont relativement limitées. Les dépôts de la banque d'affaires sont des dépôts dont elle a la disposition pendant un certain nombre d'années : ce sont des dépôts à moyen et à long terme ; ils lui permettront, précisément, de faire des prêts à long terme, c'est-à-dire de s'engager dans l'investissement industriel. Les dépôts proviennent de firmes, et de personnes riches.

Les opérations : la banque d'affaires ventile ses emplois dans les grandes industries, les transports ferroviaires et maritimes, les services publics (gaz…), les assurances, les immeubles et terrains. Elle investit soit par des prêts à long terme, soit en prenant des participations-contrôle (achats d'actions de firmes). La banque d'affaires prête aussi de l'argent aux gouvernements, surtout étrangers, sous les deux formes d'emprunts à long terme, ou de "dette flottante", qui ont tenu une place considérable dans les opérations de banque d'affaires avant 1914.
Enfin, la banque d'affaires intervient régulièrement sur les Bourses de valeurs (marché financier) pour soutenir les cours des titres des sociétés industrielles,ou autres, auxquelles elle est intéressée ; elle spécule ici, nécessairement à large échelle (prêts de la banque aux spéculateurs en Bourses dits : reports).

Cependant à partir des années 1890 les banques d'affaires, tout en conservant leurs caractères, se sont de plus en plus occupées d'affaires courantes (crédits à court terme).
Au XIXe siècle, ce sont les banquiers privés de Paris, la "haute banque" qui ont eux-mêmes lancé la formule banque d'affaires. Aujourd'hui [1972] – depuis une vingtaine d'années – ce sont d'anciens groupes industriels qui se trouvent former les banques d'affaires souvent les plus dynamiques (exemple : l'Union des Mines – la Hénin, issue de compagnies houillères nationalisées en 1945).

b) Structures et politique des banques de dépôts. – La banque de dépôts a tout un réseau d'agences. Les procédés nouveaux de drainage nécessitent un vaste réseau susceptible de recevoir l'argent de dizaines de milliers de clients, les petits et les moyens épargnants. Ces réseaux apparurent dans les dernières années du Second Empire et se développèrent rapidement à partir des années 1870. Ils joueront un triple rôle : drainage des épargnes ; ventes de titres à la clientèle ; crédits au commerce et à l'industrie.

Capital et dépôts : dans une banque de dépôts, le capital est relativement peu important, mais les dépôts sont considérables. En 1881 ainsi, après 18 ans d'existence, le Crédit Lyonnais, dont le capital versé était de 100 millions de francs avait déjà 382 millions de dépôts. En 1913, pour un capital de 250 millions versés, les dépôts approcheront 3 milliards. Ces dépôts sont surtout des dépôts à vue, ce qui veut dire que l'on peut aller retirer l'argent déposé, quand on le veut, sans préavis (dépôts d'épargnants ; et de firmes : dépôts en comptes-courants "créanciers"). Et non des dépôts à terme (à 6, 12, 18 mois, 2 ans) dont le volume, important dans les premiers temps des banques de dépôts diminua vite à partir des années 1880.

L'évolution de leur politique : les banques de dépôts disposant de dépôts à vue, ne peuvent utiliser ces ressources à des investissements à long terme, des crédits commerciaux, en particulier l'escompte. Mais ceci est resté d'abord tout théorique : car les banques de dépôts en France ont fait des prêts à long terme et se sont toutes, à leurs débuts, longuement engagées vis-à-vis de l'industrie. Des années 1860 à la fin du siècle, les banques de dépôts françaises étaient en réalité des organes mixtes, à la fois de dépôts et d'affaires. Elles en ont toutes souffert.

La soudaine ruée des possédants ("run") venant réclamer leur argent au moment des crises les a parfois mises dans une situation difficile, puisque l'argent déposé avait été immobilisé dans des crédits à long terme. Elles ont peu à peu compris, après des faillites spectaculaires, qu'il fallait se cantonner dans des crédits à court terme. C'est cette politique que le Crédit Lyonnais adopte, quant à lui, le premier, dès les années 1870. Il n'empêche que certaines banques de dépôts demeurèrent longtemps imprudentes : en août 1914, l'État proclame le "moratoire bancaire" (interdiction faite aux possédants d'aller retirer leurs dépôts) pour sauver la Société Générale qui avait immobilisé son argent dans des investissements à long terme à l'étranger et qui n'aurait pu faire face, alors aux demandes de retraits de ses possédants.

Jean Bouvier, Initiation au vocabulaire et aux mécanismes économiques
contemporains (XIXe-XXe s.)
, éd. Sedes, 1972, p. 184-188








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