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Profs d'Histoire lycée Claude Lebois
28 mai 2010

8 mai 1945, Sétif, Algérie, film de Rachid Bouchareb

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photo du film "Hors-la-loi" de Rachid Bouchareb (2010)



dossier sur les "massacres de Sétif"

en mai et juin 1945 en Algérie


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source


réactions dans la presse au film "Hors-la-loi"

de Rachid Bouchareb


Il y a plusieurs choses à dire sur Hors la loi de Bouchareb que l'on vient de voir
à Cannes 

Tout d'abord, le climat : protection policière très présente autour du palais du festival, fouilles au corps même pour les journalistes, sacs examinés deux fois plutôt qu'une : on se serait cru au Parc des princes lors d'un PSG-OM ou dans l'aéroport le plus surveillé au monde. Mais la projection s'est bien déroulée. Aucun sifflet, aucune insulte, rien.   

Venons-en au film lui-même. Et faisons d'abord un sort à la fameuse séquence des massacres de Sétif qui a déclenché tant de polémiques. Pour être le plus objectif possible, j'ai fait raconter cette scène à une jeune femme qui ignorait tout du 8 mai 1945. Qu'avait-elle vu ? Une manifestation pacifique d'Algériens, l'un d'entre eux tenant un drapeau algérien, des forces françaises prêtes à riposter, un officier de police qui cherche à récupérer le drapeau, qui fait feu sur l'Algérien, la panique de la foule, les policiers et l'armée française qui tirent sur les manifestants comme dans un stand de tir, faisant des dizaines de morts, deux Algériens sans armes ripostant en état de légitime défense (l'un fait basculer un Européen qui tire, un autre arrache un fusil et le retourne contre un autre Européen avant d'être tué), puis l'arrestation d'un des personnages du film (Sami Bouajila) qui passe devant des dizaines de corps d'Arabes tués... La jeune femme n'a pas vu qu'il y ait eu un massacre d'abord d'Européens par des Arabes.   

Si l'on résume, Bouchareb nous raconte le début de l'histoire (le drapeau, l'officier de police), tout en le condensant (car les massacres n'ont pas eu lieu à Sétif même, le 8 mai 1945, mais pour la plupart après), puis la fin de l'histoire (les massacres par milliers d'Algériens), mais il ne nous montre pas le milieu (le fait que les Européens ont été tués aussi, autrement qu'en légitime défense, par des Algériens qui étaient bien armés).    

Bouchareb, après avoir annoncé qu'il rétablirait la vérité historique, était revenu sur ses déclarations, brandissant, pour calmer le jeu, l'argument de la fiction. Mais il nous semble que si l'on représente un événement historique, on s'engage à le raconter de façon exacte. On a une responsabilité, surtout, face à un événement qui a eu tant de conséquences. Il faut dire et montrer les massacres d'Arabes - terribles, d'une ampleur immense - mais dire et montrer aussi l'autre partie, les massacres d'Européens, même plus réduits en termes de chiffres (102 contre 6.000 à 20.000 selon les sources). On ne peut pas toujours brandir cet argument de la fiction comme un joker qu'on sortirait quand cela nous arrange.   

Débats   

Sur le reste du film, car ne nous focalisons pas sur ces six minutes, constatons d'abord qu'il est très moyen. On est revenu vers un cinéma politique assez lourd, maladroit, où les personnages s'expriment souvent par slogans. Même si, par rapport à Indigènes, on constate qu'il y a plus de cinéma dans ce nouveau film. Mais on a parfois l'impression d'avoir affaire à une de ces oeuvres qui passaient jadis avant une émission des Dossiers de l'écran. Sujet : la lutte du FLN en France.              

Hors la loi a certes, là-dessus, ses vertus : il raconte succinctement, à travers l'itinéraire de trois frères, une histoire jamais montrée au cinéma : celle du FLN, son organisation sur le territoire, de sa radicalisation, de sa lutte aussi contre la police française, qui met en place une organisation secrète, la Main Rouge, qui a bel et bien existé. À cet égard, certaines comparaisons entre les Français et les Allemands - les membres du FLN ayant pris la place des Résistants - devrait sans doute avoir du mal à passer...   

Roschdy Zem (le plus convaincant des trois acteurs) interprète le bras armé, qui élimine en étranglant les éléments gênants, Sami Bouajila, la tête pensante révolutionnaire, prêt à tout sacrifier pour la cause, Djamel (coproducteur du film), plus en marge, tente sa chance dans le monde des cabarets, du business et de la boxe.   

Bouchareb n'est pas angélique sur le FLN et ses méthodes et le film devrait faire grincer des dents en Algérie, où la ministre de la Culture a annoncé une projection. Il rappelle, avec exactitude, que le FLN, en organisant la manifestation réprimée du 17 octobre 1961, a sacrifié nombre d'Algériens en connaissance de cause. Gonflé.   

La polémique va-t-elle retomber ou s'attisera-t-elle ? Bouchareb, au début de la conférence de presse, a tout fait pour calmer les esprits, disant vouloir ouvrir un "débat sur la colonisation française et les relations passées entre Français et Algériens". Il est ouvert. Mais un élément essentiel de ce débat nous semble porter sur l'usage des mots "fiction" et "vérité historique". Les historiens qui ont vu le film ont pointé des erreurs. Elles sont là en effet. Faut-il exclure les historiens du débat ? La fiction excuse-t-elle tout ? Espérons que durant les prochains jours, le débat sera enrichi avec toute la sérénité possible.

PS : on s'étonne de trouver dans le dossier de presse que la phrase fameuse de Mitterrand prononcée après l'insurrection du 1er novembre 1954 ("L'Algérie, c'est la France"), soit attribuée à Pierre Mendès France.

Le Point, 21 mai 2010


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«Ce déchaînement de folie meurtrière, dans lequel les autorités françaises de l’époque ont eu une très lourde responsabilité, a fait des milliers de victimes innocentes, presque toutes algériennes…»

    Discours de M.Bernard Bajolet, 27 avril 2008, Ambassadeur de France en Algérie


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articles d'historiens sur les massacres

de Sétif et du Constantinois


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Le 8 mai 1945 et

sa mémoire


en Algérie et en France

(2005)

Guy PERVILLÉ, historien, universitaire



- Communication au colloque Mémoire et histoire, 60 ans après le 8 mai 1945, organisé par la Stiftung Genshagen au château de Genshagen (Berlin), 29-30 avril 2005, présentée à la fin de la journée du 29.

Le rapport entre ce sujet et celui du colloque peut sembler une simple coïncidence de dates, le 8 mai 1945 renvoyant à deux événements à première vue sans rapport entre eux : la capitulation du IIIème Reich à l’issue de la Deuxième guerre mondiale, et une insurrection manquée des nationalistes algériens contre la domination française en Algérie suivie d’une très dure répression.

La signature de la capitulation allemande à Berlin le 8 mai 1945 est un événement dans lequel la participation française est restée  relativement secondaire, même si la Ière armée française du général de Lattre de Tassigny, venue en grande partie d’Afrique du Nord, formait l’aile droite des armées alliées qui ont envahi l’Allemagne par l’ouest. Ce qui explique la réaction du maréchal Keitel en voyant signer celui-ci : «Quoi ? Même les Français ?»

Le 8 mai 1945 en Algérie est, plus qu’une simple coïncidence, en partie une conséquence de l’événement précédent. Le 8 mai, des défilés officiels sont organisés en Algérie pour fêter la capitulation allemande et la fin de la guerre. D’autres manifestations organisées par les nationalistes algériens ont été autorisées sous condition de n’arborer aucun emblème ou slogan jugé séditieux par les autorités, qui viennent d’exiler le leader Messali Hadj à Brazzaville pour éviter un soulèvement. Mais à Sétif, à Bône et à Guelma, des drapeaux et des banderoles nationalistes sont arborées, ce qui provoque l’intervention armée de la police voulant les arracher. Un début d’insurrection se produit à Sétif et se répand dans les campagnes environnantes, puis dans les environs de Guelma.

La répression reprend rapidement le dessus, mais elle sévit pendant plusieurs semaines, particulièrement à Guelma et dans ses environs. Le bilan est bien connu du côté français : 102 morts (dont 14 militaires, et 2 prisonniers italiens), 110 blessés et 10 femmes violées. Mais il est resté très incertain du côté des insurgés : officiellement 1.165 morts, mais ce bilan n’a convaincu personne, et d’autres estimations officieuses ont rapidement circulé : 5.000 à 6.000, 6.000 à 8.000, voire 15.000 à 20.000. Les nationalistes ont retenu 45.000 morts, voire davantage (80.000 ou 100.000 ?), mais sans démonstration probante.

Quant aux causes de ces événements, elles ont été longtemps controversées, entre l’interprétation de la gauche, notamment communiste, dénonçant un complot colonialiste des grands colons et de la haute administration manipulant des nationalistes pro-hitlériens, et  l’interprétation de la droite colonialiste dénonçant uniquement un complot nationaliste algérien [1].

L’objet de cette communication est de retracer l’évolution de l’historiographie de cet événement dans les deux pays, qui est d’abord passée  de la polémique à l’histoire, avant de voir de nouveau la polémique concurrencer et contrarier l’histoire.

De 1945 à 1962 : un enjeu politique direct

Durant une première période, allant de l’insurrection manquée à l’indépendance effective de l’Algérie, les écrits sur le 8 mai 1945 appartiennent à un genre essentiellement politique. La persistance d’enjeux actuels fait que leur production dépend étroitement de prises de positions en rapport direct avec le problème du destin de l’Algérie par rapport à la France.

En France, les échos de cet événement sont alors peu importants, à l’exception du très important débat de l’Assemblée consultative provisoire sur les événements d’Algérie en juillet 1945 [2], accompagné d’une importante déclaration du ministre de l’Intérieur du GPRF Adrien Tixier [3]. Mais ces débats d’une assemblée non élue touchent relativement peu de monde, et la presse  a très peu de place à leur accorder, même si quelques personnalités motivées comme Albert Camus [4] manifestent leur intérêt pour cet événement algérien.

Dans les années suivantes, un seul livre est consacré  à l’insurrection de mai 1945 par un élu français d’Algérie, celui d’Eugène Vallet, Le drame algérien. La vérité sur les émeutes de mai 1945, Les grandes éditions françaises, 291p, 1948. Ce livre était très bien documenté, mais très unilatéral. Un point de vue plus critique envers les abus de la répression se trouve dans ceux d’Henry Bénazet, L’Afrique française  en danger, paru en 1947, pourtant non suspect d’anticolonialisme, et du socialiste Charles-André Julien, L’Afrique du Nord en marche, nationalismes musulmans et souveraineté  française [5], Julliard, 1952.

En Algérie, l’impact de la répression colonialiste sur la propagande nationaliste du PPA-MTLD est très grand, mais il ne se manifeste pas par des recherches  ni par des publications historiques. La propagande orale ou écrite magnifie le crime colonialiste et son bilan, en passant sous silence les victimes européennes de l’insurrection, comme le fait remarquer Charles-André Julien [6] en 1952. Cependant cette propagande se développe encore davantage dans le discours du FLN pendant la guerre d’indépendance [7] qui commence le 1er novembre 1954. Le premier appel de l’ALN évoque alors «1945 avec ses 40.000 victimes», et la propagande du FLN lui accorde une place croissante, en particulier après le retour au pouvoir du général de Gaulle, déjà à la tête du GPRF en mai 1945.

Cependant,  l’exposé le plus frappant pour les Français fut peut-être celui du journaliste suisse Charles-Henry Favrod dans son livre paru en France La révolution algérienne, Tribune libre, Plon, 1959 : «Tous les chefs nationalistes sont unanimes à ce sujet : la révolution de 1954 a été décidée lors des événements de 1945. Tous ceux que j‘ai rencontrés au Caire, à Tunis, à Bonn, à Rome, à Genève, m’ont fait le récit hallucinant des jours et des nuits de mai. Le destin de l’Algérie a été scellé dans ce sang et ces larmes. Ouamrane, Ben Bella, Boudiaf, Chérif, et tant d’autres, sous-officiers et officiers de l’armée française, n’ont pas oublié ce qui s’est passé entre Bougie et Sétif, entre Bône et Souk-Ahras [8]».

À cette exaltation sans cesse croissante de la mémoire de la répression de mai 1945 par le FLN, la France n’a pas répondu. On peut seulement relever la déposition paradoxale du colonel Groussard en 1962 au procès de l’ex-général Salan, lequel a reconnu la gravité de la répression de mai 1945, mais pour en conclure que nombre d’officiers français s’étaient engagés en faveur de la politique d’intégration de l’Algérie dans la France afin d’en éviter la malheureuse répétition [9].

1962-1990 :  le début de l’histoire

L’indépendance de l’Algérie a changé cette situation, en privant le 8 mai 1945 de son importance politique directe. Dans les deux pays, le temps de l’histoire est enfin venu, et une convergence entre les travaux et les publications, quels que soient leurs auteurs, est devenue possible.

En France, la première enquête approfondie est publiée dès la fin de 1962 par une équipe dirigée par l’intellectuel Robert Aron, Les origines de la guerre d’Algérie, Fayard, 332 p. Pour la première fois, de larges extraits de documents d’archives furent publiés pour éclairer ce premier épisode trop méconnu [10]. Vint ensuite en 1969 une autre enquête non moins approfondie dans le premier tome d’une histoire de la décolonisation française publié en 1969 par le journaliste Claude Paillat (sympathisant de l’Algérie française et très bien pourvu en documents de cette origine) : Vingt ans qui déchirèrent la France, t. 1, Le guêpier, 1945-1953, [11], Robert Laffont, 1969.

Plus connue, l’évocation de cet épisode l’année précédente  dans le premier tome de l’histoire de la guerre d’Algérie d’Yves Courrière, Les fils de la Toussaint, Plon, 1968, était beaucoup moins solidement fondée parce  que dépendant essentiellement de la mémoire des militants nationalistes algériens [12].

C’esr pourtant un ancien militant nationaliste algérien, ayant choisi de vivre en France pour y travailler plus librement, Mohammed Harbi, qui réalisa les travaux les plus novateurs et ouvrit la voie à une véritable convergence des points de vue algériens et français. Il publia dès 1975 un petit livre très neuf, Aux origines du FLN, la scission du PPA-MTLD, ou Le populisme révolutionnaire en Algérie, Christian Bourgois, 1975, qui fut le premier à reconnaître que la thèse colonialiste d’un projet d’insurrection  nationaliste était beaucoup plus solidement fondée que celle du complot colonialiste soutenue par la gauche [13], puis Le FLN, mirage et réalité, Editions Jeune Afrique, 1980, où il confirma son analyse [14].

Au même moment la thèse de Mahfoud Kaddache, Histoire du nationalisme algérien, 1919-1951,  Alger, SNED, 1980 et 1981, vint confirmer avec une abondante documentation que les projets nationalistes d’insurrection étaient très antérieurs à mai 1945, puisqu’ils remontaient au début de la Deuxième guerre mondiale [15]. Puis d’autres historiens algériens approfondirent l’étude du 8 mai 1945 : d’abord Redouane Aïnad-Tabet publia plusieurs versions enrichies de son mémoire sur Le mouvement du 8 mai 1945 en Algérie [16] ; puis Boucif Mekhaled soutint en France [17] sa thèse sur Les événements du 8 mai 1945 à Sétif, Guelma et Kherrata, Paris I, 1989, 724 p.

Durant la même période, les historiens universitaires français ont été plus timides par le volume de leurs publications. Il faut citer avant tout la mise au point de Charles-Robert Ageron dans l’Histoire de l’Algérie contemporaine, [18]  puis deux articles importants, l’un du même Charles-Robert Ageron, «Les troubles insurrectionnels du Nord-Constantinois en mai 1945 : une tentative insurrectionnelle ?» [19], et l’autre d’Annie Rey-Goldzeiguer, « Le 8 mai 1945 au Maghreb » [20]. Les deux principales publications furent le livre engagé mais très bien documenté de la Française d’Algérie Francine Dessaigne, La paix pour dix ans (Sétif, Guelma, mai 1945) [21]), et le très riche recueil de documents des archives militaires publié sous la direction de l’historien Jean-Charles Jauffret, La guerre d’Algérie par les documents [22].

De 1990 à nos jours : retour de mémoire  et  instrumentalisation de l’histoire ?

L’évolution en cours semblait donc annoncer une convergence des travaux historiques, favorable à un accord sue les grandes lignes du sujet entre les historiens des deux pays. Mais elle fut perturbée par un événement imprévu, lié à la transformation soudaine de la vie politique algérienne par la libéralisation du régime politique algérien en 1989 et par la contestation croissante des islamistes.

C’est en 1990 que fut créée la Fondation du 8 mai 1945 par l’ancien ministre Bachir Boumaza, natif de Kerrata au nord de Sétif. Suivant l’un de ses premiers manifestes, celle-ci était «née dans un contexte politique dangereux. Celui de la révision insidieuse par certains nationaux, y compris dans les cercles du pouvoir, de l’histoire coloniale. Procédant par touches successives, certains hommes politiques ont, sous prétexte de ‘dépasser’ une page noire de l’histoire coloniale, encouragé la ‘normalisation’ des rapports entre l’ancienne puissance dominatrice et son ancienne colonie».

C’est pourquoi la Fondation s’est donnée pour objectifs de «réagir contre l’oubli et réanimer la mémoire, démontrer que les massacres de Sétif sont un crime contre l’humanité et non un crime de guerre comme disent les Français», pour «obtenir un dédommagement moral» [23]. Ainsi, l’histoire a été mobilisée au service de la mémoire et de la politique au lieu d’être reconnue comme un but propre.

L’une des idées directrices de la Fondation est en effet d’interpeller la conscience des Français et des autres peuples européens qui «ne semblent s’indigner que sur l’holocauste commis contre les juifs. Cette ségrégation entre les massacres est une tare du monde occidental» [24]. Bachir Boumaza constate : «On applique et on reconnaît le crime contre l’humanité à propos des juifs, mais pas aux Algériens, dont on oublie qu’ils sont des sémites». Il présente son action comme un effort pour «décoloniser l’histoire et situer la colonisation dans l’histoire de l’humanité», «une tentative saine et correcte d’écrire l’histoire. Le phénomène colonial est porteur de certaines valeurs qui doivent disparaître. Elles ne le sont pas encore. Et son expression la plus réussie est ce terme de crime contre l’humanité qui est réservé à une catégorie spéciale de la population».

À son avis, la colonisation française en Algérie «présente, dans toutes ses manifestations, les caractéristiques retenues au tribunal de Nuremberg comme un crime contre l’humanité» ; et il ajoute : «J’ai suivi le procès Barbie. Depuis 1830, l’Algérie a connu des multitudes de Barbie», lesquels n’ont pas été condamnés parce que leurs crimes contre des Algériens n’étaient pas considérés comme tels» [25]. On voit que l’histoire est ici totalement subordonnée à des motivations politiques extérieures au sujet.

Cette revendication s’est largement diffusée en Algérie pendant les années de guerre civile. Sous l’impulsion de la Fondation, les autorités et la presse ont donné un très grand retentissement à chaque anniversaire du 8 mai 1945, et tout particulièrement à son cinquantenaire en 1995. Les discours officiels et les éditoriaux ont alors établi un lien explicite entre la commémoration d’un drame national et l’appel à rétablir l’unité nationale déchirée : «la célébration de ce douloureux anniversaire du massacre de plus de 45.000 Algériens et Algériennes constitue une nouvelle occasion pour interpeller notre conscience sur le sort réservé à ce grand pays qu’est le nôtre, aux prises avec une redoutable crise multidimensionnelle dont l’issue, impatiemment attendue par tous, risque de tarder encore si le bon sens et la sagesse qui nous sont coutumiers font défaut» C’est dans ce sens que M. Mokdad Sifi, chef du gouvernement, a inscrit son intervention remarquée lors de la commémoration de la date historique du 8 mai 1945», écrit l’éditorialiste d’El Moudjahid [26].

Le quotidien indépendant El Watan a reproduit intégralement ce discours, situé mai 1945 dans une longue série de répressions répétées depuis 1830, invité les intellectuels algériens à «travailler au corps» les démocrates français pour qu’ils diffusent dans leur société un sentiment de responsabilité et de culpabilité [27], et réclamé à l’Etat français des excuses officielles au peuple algérien «pour les centaines de milliers d’innocents assassinés au cours de 130 ans de domination coloniale». D’après Liberté, la commémoration du 8 mai est aujourd’hui revendiquée par toute la classe politique, et fait même l’objet d’une surenchère [28]. L’ensemble de ces discours et articles commémoratifs, répétés chaque année, paraît une tentative de rassembler les Algériens divisés contre la France, en ranimant la flamme du  nationalisme pour ne pas l’abandonner aux islamistes.

L’Algérie se trouvait en effet devant un choix difficile. Relancer une «guerre des mémoires» contre la France jusqu’à ce que celle-ci fasse amende honorable  pouvait détourner momentanément l’attention des Algériens des défauts  de leur système politique, sans garantir pour autant le ralliement de tous les islamistes. Mais céder aux aspirations «révisionnistes» d’un prétendu «Parti de la France» aurait risqué d’encourager la violence islamiste en semblant la légitimer.

Le président Bouteflika a choisi la première voie, en suggérant un acte de repentance  à la France dans son discours du 15 juin 2000 à l’Assemblée nationale française : «De vénérables institutions, comme l’Église, des États aussi anciens que le vôtre n’hésitent pas, aujourd’hui, à confesser les erreurs et les crimes qui ont, à un moment ou à un autre, terni leur passé. Que vous ressortiez des oubliettes du non-dit la guerre d’Algérie, en la désignant par son nom, ou que vos institutions éducatives s’efforcent de rectifier, dans les manuels scolaires, l’image parfois déformée de certains épisodes de la colonisation, représente un pas important dans l’œuvre de vérité que vous avez entreprise, pour le plus grand bien de la connaissance historique et de la cause de l’équité entre les hommes» [29].

Le président Jacques Chirac a longtemps fait semblant de ne pas avoir compris cette demande, mais la négociation d’un traité d’amitié entre la France et l’Algérie semble en avoir fait une condition impérative du côté algérien. Le 27 février 2005,  le discours prononcé à Sétif par l’ambassadeur de France [30] a paru apporter une première concession française à la demande algérienne, moins d’une semaine après le vote d’une loi mémorielle favorable à la mémoire des Français et des Français musulmans d’Algérie [31].

En tout cas, la revendication algérienne avait trouvé des relais en France même, sans que pour autant ces relais, obéissant à des motivations propres, aient voulu servir inconditionnellement la politique algérienne. En mai 1995, l’association «Au nom de la mémoire» composée de citoyens français originaires d’Algérie a joué un grand rôle dans une première tentative de faire reconnaître «Le massacre de Sétif», par un film ainsi intitulé [32], par la publication d’une version abrégée de la thèse de Boucif Mekhaled [33], et par l’organisation d’un débat à la Sorbonne avec la participation de Bachir Boumaza, et avec l’appui du Monde, de L’Humanité et de Libération. En 2000, quelques semaines après le discours du président Bouteflika à l’Assemblée nationale, le déclenchement par les mêmes organes d’une campagne de presse visant la pratique de la torture par l’armée française  sembla, à raison ou à tort, vouloir servir la même revendication algérienne de repentance [34].

En janvier 2005, un manifeste intitulé «Nous sommes les indigènes de la République», voulant exprimer le point de vue des minorités immigrées d’origine africaine et musulmane, annonça une marche pour le 8 mai, anniversaire de la victoire sur l’Allemagne et de la défaite française  de Dien Bien Phu, et justifia ainsi son initiative : «Nos parents, nos grands-parents ont été mis en esclavage, colonisés, animalisés. Mais ils n’ont pas été broyés. Ils ont préservé leur dignité d’humains à travers la résistance héroïque qu’ils ont menée pour s’arracher au joug colonial. Nous sommes leurs héritiers comme nous sommes les héritiers de ces Français qui ont résisté à la barbarie nazie et de tous ceux qui se sont engagés avec les opprimés, démontrant, par leur engagement et par leurs sacrifices, que la lutte anti-coloniale est indissociable du combat pour l’égalité sociale, la justice et la citoyenneté. Dien Bien Phu est leur victoire. Dien Bien Phu n’est pas une défaite, mais une victoire de la liberté, de l’égalité et de la fraternité !» Ce qui justifiait la conclusion suivante : «Le 8 mai 1945, la République révèle ses paradoxes : le jour même où les Français fêtent la capitulation nazie, une répression inouïe s’abat sur les colonisés algériens du Nord-Constantinois : des milliers de morts. Le 8 mai, 60ème anniversaire de ce massacre, poursuivons le combat anticolonial par la première Marche des indigènes de la République !» [35]

L’utilisation du 8 mai 1945 répondait évidemment à la volonté d’exploiter la contradiction entre la version officielle de cette fête nationale, consacrée  à l’exaltation de la participation française à la victoire des Alliés sur l’Allemagne nazie, et la version non-conformiste dénonçant une répression coloniale jugée digne des crimes  nazis. Mais elle passait sous silence des faits gênants : l’opposition des nationalistes algériens radicaux à la mobilisation des Algériens dans l’armée française en 1939-1940 et de 1942 à 1945, et les projets d’insurrection contre la France avec ou sans l’aide allemande conçus par plus d’un groupe de militants à l’intérieur du parti depuis les débuts de la Deuxième guerre mondiale (faits historiques révélés par les historiens algériens Harbi et Kaddache, et confirmés  par d’anciens militants dans la presse algérienne [36]).

On voit à travers cet exemple la différence considérable qui sépare l’histoire de la mémoire. Ajoutons que l’examen des travaux d’historiens algériens et français (même ceux dont l’anticolonialisme n’a jamais été mis en doute comme Annie Rey-Goldzeiguer [37] et Charles-Robert Ageron [38]) confirme que la répression du 8 mai 1945 en Algérie a bien été celle d’une tentative d’insurrection nationale insuffisamment préparée, et non pas un «crime contre l’humanité» ou un «génocide colonialiste» unilatéral.

                                                                                                                           Guy Pervillé

[1] Pour plus de détails, voir notre article «Le Maghreb à la fin de la guerre», Historiens et géographes, n° 348, mai-juin 1995, pp. 267-277, et notre livre Pour une histoire de la guerre d’Algérie, Paris, Picard, 2002, pp. 110-116.

[2] JORF, Débats de l’Assemblée consultative provisoire, 10, 11 et 18 juillet 1945, pp. 1344-1367, 1371-1384 et 1397-1418.

[3] Intervention dans les débats de l’ACP, 18 juillet 1944, op.cit., pp. 1402-1414, et Adrien Tixier, ministre de l’Intérieur, Un programme de réformes pour l’Algérie. Discours prononcé à la tribune de l’Assemblée consultative provisoire le 18 juillet 1945. Paris, Editions de la Liberté, 1945, 52 p.

[4] «Crise en Algérie», articles parus dans Combat en mai 1945, reproduits dans les Essais d’Albert Camus, introduits et annotés par Roger Quilliot, Paris, Gallimard-NRF, 1965, pp. 939-959. D’autres réactions d’écrivains ou d’intellectuels sont restées longtemps ignorées, comme celle de Jules Roy, ami d’Albert Camus et de Jean Amrouche : «La France devient là-bas ce que l’Allemagne était en France, mais comment le dire ?» (in Les années déchirement, Journal 1925-1965, Paris, Albin Michel, 1998, p. 248), ou celle de l’assimilationniste kabyle Augustin Ibazizen («La faute suprême», pages écrites à l’automne 1945, in Le testament d’un Berbère, itinéraire spirituel et politique, Paris, Editions Albatros, 1985, pp. 155-165).

[5] Livre réédité et complété en 1953, puis en 1972 avec une bibliographie commentée et mise à jour, 439 p (voir pp. 261-266).

[6] Julien, op. cit., p. 264 («Genèse et causes du mouvement insurrectionnel»).

[7] Voir notamment : «Il y a 13 ans, La « France libre» croyait venir à bout du peuple algérien», El Moudjahid,  n° 23, 5 mai 1958, réédition de Belgrade, t. 3, pp. 447-449, et «Commémoration du 8 mai 1945», n° 42, 25 mai 1959, réédition, pp. 285-286.

[8] Favrod, op. cit., pp. 72-76.

[9] Le procès du général Raoul Salan, compte-rendu  sténographique,  Paris, Editions Albin Michel, pp. 360-364.

[10] Voir la deuxième partie, «Les émeutes de mai 1945 (Sétif-Guelma)», pp. 91-169.

[11] Paillat, op. cit., pp. 22-84. On y trouve notamment, pp. 66-76, un résumé du rapport du général Tubert, tenu longtemps secret (et publié récemment sur le site internet de la Ligue des droits de l’homme de Toulon : http://www.ldh-France.org). Un autre rapport, celui du secrétaire général du gouvernement général Pierre-René Gazagne, a été publié peu après dans les Mémoires du directeur de L’Echo d’Alger Alain de Sérigny, Echos d’Alger, t. 1, 1940-1945, Presses de la Cité, 1972, pp. 313-344.

[12] Courrière, op. cit., pp. 39-46.

[13] Aux origines du FLN..., pp. 15-25, 110-112, et p.178 (note 68) : «L’interprétation la plus appropriée de ces évènements est celle de P. Muselli qui à l’Assemblée consultative provisoire (séance du 10.7.1945), déclarait :"il est prouvé que tout le système de l’insurrection étendait sa toile sur l’Algérie entière. Si cette insurrection n’a pas été générale, c’est parce qu’elle a été prématurée et que l’incident de Sétif, qui est à l’origine des évènements, a éclaté inopinément».

[14] Le FLN..., op. cit., pp. 22-30.

[15] Kaddache, op. cit., pp. 695-734.

[16] 2ème édition, Alger, Office des Publications Universitaires, 1987, 318 p. L’auteur reconnaît que le peuple algérien «n’a pas fait que subir, en victime innocente, une sanglante répression, un complot machiavélique. Il est temps de dire et de souligner qu’il a aussi été l’auteur de ces événements, même s’il a subi un revers, même s’il a payé le prix du sang, le prix de la liberté par des dizaines de milliers de victimes» (p. 9). Il affirme que «le bilan de ces émeutes, de cette révolte et de ces massacres pourrait être réduit à deux nombres : 102 morts européens et quelques dizaines de milliers de musulmans» (p. 182), mais il conclut que «ces journées de violences exercées et subies ont été fécondes en préparant la guerre de libération nationale» (p. 183).

[17] Thèse sous la direction du professeur Jean-Claude Allain. J’étais membre du jury, ainsi que Jean-Charles Jauffret.

[18]  T. 2, Paris, PUF, 1979, pp. 567-578.

[19] XXème siècle, revue d’histoire n° 4, octobre 1984, pp 23-38.

[20] 8 mai 1945 : la victoire en Europe, s. dir. Maurice Vaïsse, Lyon, La Manufacture, 1985, pp 337-363.

[21] Editions Jacques Gandini, 1990, 321 p.

[22] T. 1, L’avertissement, 1943-1946, Vincennes, Service historique de l’armée de terre, 1990, 550 p.

[23] «Contexte d’une naissance. Contre l’assassinat de la mémoire», cité par le mémoire de maîtrise d’histoire de Mohammed Lamine Tabraketine, La commémoration du 8 mai 1945 à travers la presse française et algérienne, Université de Toulouse-Le Mirail, 2000, p. 51.

[24] El Moudjahid, 3 mai 1995, cité par Tabraketine, op. cit., p. 62.

[25] Interview de Bachir Boumaza, cité par Ahmed Rouadjia, «Hideuse et bien-aimée, la France...», in Panoramiques, n° 62, 1er trimestre 2003, pp. 210-211.

[26] N° du 9 mai 1995.

[27] N° du 9 mai 1995.

[28] N° du 8 mai 1999.

[29] Cité dans El Watan, 15 juin 2000, p. 1.

[30] Discours de M. Hubert Colin de Verdières, ambassadeur de France en Algérie, à l’Université de Sétif, dimanche 27 février 2005. Site internet : www.ambafrance-dz.org.

[31] La loi du 23 février 2005 sur les rapatriés et les harkis a été à l’origine de polémiques dont nous reparlerons. Voir nos premières analyses sur notre site internet http://guy.perville.free.fr, rubrique «Mises au point».

[32] Film de Mehdi Lallaoui (président de l’association Au nom de la mémoire) et Bernard Langlois.

[33] Boucif Mekhaled, Chroniques d’un massacre, Sétif, Guelma, Kherrata, Syros et Au nom de la mémoire, 1995. Cette version abrégée de la thèse antérieure était accompagnée de deux préfaces, par Mehdi Lallaoui et par Jean-Charles Jauffret (lequel a contesté peu après l’objectivité du film que l’autre préfacier en avait tiré).

[34] Voir notre article «La revendication algérienne de repentance unilatérale de la France» sur notre site internet http://guy.perville.free.fr.

[35] Texte complet sur le site http://lmsi.net/impression.php3 ?id_article=336.

[36] Le CARNA (Comité d’action révolutionnaire nord-africain), favorable à une alliance avec les Allemands, fut exclu du Parti du peuple algérien dès mai 1939, mais réintégré en 1943. La victoire allemande sur la France incita d’autres groupes de militants à préparer un soulèvement à partir de juin 1940. Voir notamment la «lettre à Mohammed Lamine Debaghine» de Chawki Mostefaï, dans El Watan, sur le site http://www.elwatan.com/print.php3 ?id_article=8089 (imprimé le 10/12/2004), et Awal, Cahiers d’études berbères, n° spécial «Hommage à Mouloud Mammeri», 1990.

[37] Voir son livre Aux origines de la guerre d’Algérie, l’Algérie de 1940 à 1945, La Découverte, 2002. On observe pourtant dans cette étude très approfondie une contradiction entre deux estimations différentes du bilan de la répression : ou bien «La seule estimation possible, c’est que le chiffre dépasse le centuple des pertes européennes» (p. 12), ou bien «J’ai dit en introduction pourquoi il était impossible d’établir un bilan précis des victimes algériennes, dont on peut seulement dire qu’elles se comptent par milliers» (p. 305). Or ces deux affirmations ne sont pas équivalentes. Faut-il conclure, comme Claude Liauzu et Gilbert Meynier dans Le Nouvel Observateur n° 2117, 2 juin 2005, «La seule conclusion que peut faire l’historien : il y eut en effet des milliers de morts, mais s’il est honnête, il n’en dira pas plus» ? Ou parler de 20.000 à 30.000 morts comme Jean-Louis Planche, qui poursuit son enquête depuis dix ans, dans El Watan et dans Le Monde du 8 mai 2005 ? Il est urgent d’élucider ce point capital.

[38] Voir son article «Mai 1945 en Algérie, enjeu de mémoire et d’histoire», Nanterre, Matériaux pour l’histoire de notre temps, n° 39, juillet-décembre 1995, pp 52-56 : «Faut-il rappeler ici qu’en histoire de la décolonisation toute insurrection manquée s’appelle une provocation, toute insurrection réussie une Révolution ? Un historien se contentera de noter impartialement que la tentative avortée en mai 1945 devait servir de répétition générale à l’insurrection victorieuse de la Révolution (thawra) de 1954-1962».

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difficile d'interpréter cette photo... - source


Sétif, Guelma : de la «tragédie»

aux «massacres épouvantables»

site Mediapart - 28 Avril 2008, par Benjamin Stora

L'ambassadeur de France en Algérie, Bernard  Bajolet, s'est rendu le 27 avril 2008 à Guelma, à l'occasion de la signature d'une  convention de coopération entre les universités de Guelma, Biskra, Skikda et  l'université Marc-Bloch de Strasbourg. Il a déclaré que le «temps de la dénégation» des  massacres perpétrés par la colonisation en Algérie «est terminé». S'exprimant devant les étudiants de l'université du 8 mai 1945, l'ambassadeur a parlé des «épouvantables massacres» commis il y a 63 ans dans  trois grandes villes de l'est algérien: Sétif, Guelma et Kherrata, durant la  colonisation.

«Aussi durs que soient les faits, la France n'entend pas, n'entend plus, les occulter. Le temps de la dénégation est terminé », a déclaré M. Bajolet. Il a poursuivi son discours en  soulignant «la très lourde responsabilité des autorités françaises de l'époque dans ce déchaînement de folie meurtrière (qui a fait) des milliers de victimes innocentes, presque toutes algériennes».

Ces massacres «ont fait insulte aux principes fondateurs de la République  française et marqué son histoire d'une tache indélébile», souligne l'ambassadeur  de France. Il ajoute que «condamner le système colonial n'est pas condamner les  Français qui sont nés en Algérie» et appelle «les deux ennemis d'hier à porter  plus haut un message d'entente de concorde et d'amitié». Son discours se termine ainsi : «Pour que nos relations (algéro-françaises) soient pleinement apaisées, il faut que la mémoire soit partagée et que l'histoire soit écrite à deux (...)  Il faut que les tabous sautent, des deux côtés, et que les vérités révélées fassent place aux faits avérés.»

M. Bajolet va donc plus loin que Hubert Colin de Verdière, son prédécesseur, qui avait qualifié cette répression de «tragédie inexcusable».  Il parle lui de «massacres épouvantables». Revenons sur cette histoire dramatique, que les historiens qualifient de prélude à la guerre d'Algérie, qui commença dix ans plus tard.

Le 8 mai 1945, la victoire sur le nazisme est aussi le début d'une tragédie qui endeuilla l'Algérie. AÀla fin de la Seconde Guerre mondiale, l'Algérie connaît une effervescence politique de grande ampleur. Le 1er mars 1944 naît l'association des Amis du manifeste de la liberté (AML) qui réclame l'indépendance de l'Algérie. Le 23 avril 1945, les autorités françaises décident la déportation de Messali Hadj, le leader algérien indépendantiste, à Brazzaville.

À la radicalisation politique s'ajoute une grave crise économique. Une mauvaise récolte provoque la famine dans les campagnes. On voit affluer vers les villes du Constantinois des milliers de paysans affamés qui, faute de travail et de moyens, se raccrochent aux soupes populaires. Le 8 mai 1945, jour de la signature de la capitulation allemande, dans la plupart des villes d'Algérie, des cortèges d'Algériens musulmans défilent avec des banderoles portant comme mot d'ordre : «A bas le fascisme et le colonialisme».

À Sétif, la police tire sur les manifestants algériens. Ces derniers ripostent en s'attaquant aux policiers et aux Européens. C'est le début d'un soulèvement spontané à La Fayette, Chevreuil, Kherrata, Oued Marsa... On relève 103 tués, assassinés dans des conditions atroces, et 110 blessés parmi les Européens.

Les autorités organisent une véritable guerre des représailles qui tourne au massacre. Fusillades, ratissages, exécutions sommaires parmi les populations civiles se poursuivent durant plusieurs semaines. Les nationalistes algériens avanceront le chiffre de 45.000 morts, d'autres sources françaises, récentes, avancent le chiffre de 15.000 à 20.000 morts.

La connaissance de la période des massacres de Sétif et de Guelma de mai 1945 a beaucoup progressé en France ces dernières années, en particulier grâce aux travaux d'Annie Rey Golzeiger, Jean-Charles Jauffret, Jean Pierre Peyroulou et Jean Louis Planche [1]. Les archives militaires déposées au Service Historique de l'Armée de Terre (SHAT) ont accepté plus rapidement que les archives civiles les demandes de dérogation des chercheurs et ont mis à disposition du public des documents de première importance.

Les historiens ont ainsi eu connaissance des faits grâce au rapport du général Henry Martin, commandant du 19ème corps d'armée, chargé de la coordination des forces en Afrique du Nord et donc de la répression. Ils disposent aussi du rapport du général de gendarmerie Paul Tubert, nommé par le Gouverneur Général Chataigneau, à la tête de la Commission d'enquête sur les événements du Constantinois.

L'an dernier est paru  Les massacres de Guelma Algérie, mai 1945 : une enquête inédite sur la furie des milices coloniales, (Paris, Ed La Découverte,  janvier 2006). Rédigé en 1946, le document présenté dans ce livre est exceptionnel. Son auteur, Marcel Reggui (1905-1996), un citoyen français d'origine musulmane et converti au catholicisme, y retrace - avec des précisions restées inédites à ce jour - les massacres de centaines d'Algériens perpétrés en mai 1945 à Guelma, par des milices européennes.

Fondé sur des archives considérables,  (archives des ministères de l'Intérieur, de la guerre, de Matignon) et d'entretiens avec de nombreux témoins et acteurs de cette période, le livre très récent de Jean Louis Planche, Sétif, histoire d'un massacre annoncé, dessine un portrait saisissant de la région à la veille de la répression (la misère et les trafics, le marché noir et les déplacements de ruraux), et l'espérance d'une vie meilleure par un soulèvement populaire.

Jean Louis Planche écrit que, obsédés par l'idée d'un complot nazi, les communistes ne furent parfois pas les derniers à se lancer dans ces expéditions cruelles. En Algérie, rien ne sera plus comme avant l'épisode tragique de mai- juin 1945. Le fossé s'est considérablement élargi entre la masse des Algériens musulmans et la minorité européenne. Une nouvelle génération entre en scène, qui en viendra à faire de la lutte armée un principe absolu.

La guerre d'Algérie a-t-elle commencé à ce moment-là, précisément ? Comme on le voit, ce 8 mai 1945 de Sétif est important et n'a pu s'effacer sous le poids des commémorations de la victoire sur le nazisme.  Les historiens ont encore de multiples voies à explorer dans la connaissance de cet événement tragique : les mises en place d'engrenages de la peur, l'attitude des pouvoirs civils français dans la conduite des processus de violence, les séparations communautaires, le passage à l'imaginaire de la lutte armée chez les nationalistes algériens...

Cette histoire doit s'écrire à deux voix, entre historiens français et algériens. Autant de faits à connaître pour passer à la reconnaissance des crimes commis. Car la question qui se trouve posée à propos de cette séquence reste celle de la reconnaissance par la France des exactions commises, geste que les Algériens attendent depuis plusieurs années. Les déclarations du 27 avril de l'ambassadeur de France sont un acte très important. Elles contredisent les discours sur «l'anti-repentance» prononcés depuis plusieurs années en France et qui empoisonnent les relations entre la France et l'Algérie.

Pour tourner la page, sans l'effacer, la connaissance, la reconnaissance des crimes commis est indispensable. C'est la condition pour affronter sereinement l'avenir, et calmer les mémoires blessées.   


[1] Jean Louis Planche, Sétif, 1945, histoire d'un massacre annoncé, Ed Perrin, 2006, 422 pages.



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Sétif : enquête sur un massacre      

Par Guy Pervillé
publié dans L'Histoire n° 318 - mars 2007             

À Sétif, le 8 mai 1945, une manifestation tourne à l'émeute : des Européens sont tués. La répression sera terrible. L'événement reste méconnu et ses causes font débat entre les historiens. Tandis qu'aujourd'hui encore la France et l'Algérie s'opposent sur le bilan des victimes. Que s'est-il vraiment passé ?

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Le 8 mai 1945, alors que la France célèbre la victoire des Alliés sur l'Allemagne nazie, une tentative d'insurrection défie le pouvoir colonial en Algérie. Depuis 1944, la perspective de la victoire alliée a accrédité un peu partout la thèse d'un renversement de l'ordre colonial, encouragé par la puissance américaine et par le message libérateur de la charte de l'Atlantique. Cette impatience est perceptible en Algérie.

Ferhat Abbas a créé en mars 1944 les Amis du manifeste et de la liberté (AML), sorte de front ouvert à tous les courants de l'opposition anticolonialiste qui revendiquent la reconnaissance d'une nation algérienne et d'une république autonome fédérée à la République française. L'organisation fait la part belle aux partisans de l'indépendance totale et immédiate, regroupés au sein du Parti du peuple algérien (PPA) de Messali Hadj, clandestin depuis 1939 et particulièrement actif dans le Constantinois, département traditionnellement rebelle à la colonisation française.

En mars 1945, le congrès des Amis du manifeste de la liberté, qui se tient à Alger, voit le triomphe des thèses extrémistes et désigne Messali comme le «leader incontesté du peuple algérien». Dans un climat d'extrême tension, le secrétaire général Gazagne, puis le gouverneur général Chataigneau le font transférer dans le Sahara, puis à Brazzaville. Divers incidents éclatent, à Alger notamment, le 1er mai.   

Le 8 mai, jour de la capitulation allemande, alors que partout ailleurs la plupart des cortèges officiels se déploient sans incidents, à Sétif, la manifestation dégénère au moment où la police tente de s'emparer des banderoles et des drapeaux algériens arborés par certains manifestants. Une fusillade éclate, dont l'origine reste controversée. Des manifestants se ruent alors sur les Européens, faisant 29 morts et des dizaines de blessés. De violents incidents ont lieu l'après-midi même à Bône, puis à Guelma. L'insurrection s'étend ensuite aux campagnes, autour de Sétif, jusqu'à la mer, et le lendemain, autour de Guelma. Au total, on dénombre 102 morts, 110 blessés et 10 femmes violées.

La répression est terrible : supervisée par le général Duval, commandant de la division de Constantine, une reprise en main militaire de grande envergure est ordonnée, avec ratissage des zones insurgées, arrestations en masse et, souvent, exécution des suspects, bombardements aériens et navals, à laquelle s'ajoutent les représailles opérées par des milices européennes hâtivement constituées (notamment par André Achiary, alors sous-préfet de Guelma).

Le bilan officiel des opérations de répression, fixé arbitrairement à un maximum de 1 500 morts, suscite l'incrédulité. Des estimations officieuses donnent des chiffres beaucoup plus élevés (5 000 ou 6 000, de 6 000 à 8 000, ou encore de 15 000 à 20 000...). La répression à Guelma, dirigée par le sous-préfet Achiary, a été particulièrement meurtrière : le bruit court que des centaines de personnes ont été arrêtées sans raisons sérieuses et fusillées par les miliciens pendant plusieurs semaines. 

L'enquête sur la répression féroce qui a suivi les manifestations, menée peu après les événements par Marcel Reggui, un Tunisien converti au catholicisme et établi à Guelma - elle a coûté la vie à trois membres de sa famille - en donne une idée effrayante(1). Mais si elle dénonce courageusement les responsabilités du sous-préfet Achiary («Lui seul a déclenché, puis entretenu par ses exigences la plus impitoyable répression que l'Algérie ait jamais connue») et du préfet de Constantine Lestrade-Carbonnel, qui accepta de faire disparaître les cadavres des victimes dans des fours à chaux, elle ne fournit pas une explication convaincante des faits en reprenant à son compte la thèse communiste du «complot colonialiste».   

Si le déroulement des journées de mai 1945 semble assez bien connu, leur point de départ - une insurrection préparée par les nationalistes algériens, un mouvement spontané, ou encore une provocation colonialiste ? -  ainsi que le bilan de la répression continuent à poser problème. Les débats parlementaires de l'Assemblée consultative provisoire, en juillet 1945, puis ceux de l'Assemblée nationale, en février 1946, ont apporté de précieuses informations sans élucider toutes les questions. Quant aux archives de la répression, elles sont restées inaccessibles jusqu'à la fin des années 1990, date à laquelle elles ont fait l'objet d'une première publication partielle dirigée par l'historien Jean-Charles Jauffret.

Annie Rey-Goldzeiguer a retracé en 2002 les origines de la guerre d'Algérie pendant la Seconde Guerre mondiale, mais Jean-Louis Planche est le premier historien qui ait mené sur le sujet une enquête historique complète, à partir d'un minutieux travail dans les archives publiques et d'entretiens avec les acteurs et les témoins du drame, algériens et français.

Les causes des événements d'abord. À l'époque, socialistes et communistes, en Algérie comme en métropole, y voyaient le fruit d'un complot ou d'une provocation colonialiste. C'était apparemment aussi la conviction du gouverneur général de l'Algérie, le socialiste Yves Chataigneau, qui faisait des massacres le résultat d'un «complot préparé avec soin» ; mais il mettait lui en cause un complot nationaliste.   

Jean-Louis Planche reprend l'hypothèse du complot. Mais, tirant argument du fait que «les victimes massacrées [par la répression] étaient inoffensives», il analyse la répression de mai 1945 comme «une folie meurtrière de masse», qui «pourrait être inscrite dans une logique de terreur». Il met aussi en cause la «part de responsabilité du régime de Vichy», dont la politique raciste aurait «exaspéré des tensions raciales qui auraient survécu au rétablissement de la république ». En conclusion, pour Jean-Louis Planche, le «massacre annoncé» de Sétif relève du phénomène pathologique : «une psychose colonialiste où la frousse se mêlait à la haine», selon le mot d'un témoin.   

Mais la répression se serait-elle abattue sans raison aucune ? Ce serait faire peu de cas de l'hypothèse d'une insurrection nationaliste algérienne - voire d'un projet ou d'un rêve d'insurrection -, à laquelle curieusement l'ouvrage de Jean-Louis Planche ne s'arrête pas. Celle-ci s'était pourtant imposée depuis longtemps aux principaux historiens, aussi bien français qu'algériens.

Dès 1952, Charles-André Julien, dans son Afrique du Nord en marche, jugeait suspecte l'attitude des nationalistes algériens qui dénonçaient à juste titre la férocité de la répression coloniale, mais oubliaient de citer les victimes européennes de l'insurrection à Sétif et aux alentours : «Si le PPA n'y fut pour rien, pourquoi donc le cacher ? Et comment peut-on ajouter foi à une propagande qui fausse la réalité au point d'omettre entièrement un événement d'une exceptionnelle gravité (2) ?»   

Ces Européens, Jean-Louis Planche en reconnaît bien le sort injuste : «Trop lents, trop naïfs ou trop incrédules pour s'abriter d'une foule lancée dans une fuite aveugle, ils sont morts de s'être trouvés là.» Il rappelle aussi l'horreur des blessures infligées par «le revolver, le couteau et le debbous [bâton, gourdin]». Il s'inscrit donc en faux contre la thèse algérienne d'une manifestation pacifique menée par des Algériens désarmés.   

L'idée d'une insurrection armée circulait bien au sein du Parti du peuple algérien depuis le début de la Seconde Guerre mondiale. L'historien algérien Mahfoud Kaddache a montré qu'une fraction du PPA, le Comité d'action révolutionnaire nord-africain (Carna), exclue en 1939 parce qu'elle recherchait l'appui des Allemands en vue d'une insurrection, y avait été réintégrée en 1943 (3).

Quant à l'historien Mohammed Harbi, ancien militant du FLN, il a signalé que «l'idée d'une insurrection avait été soumise avant mai 1945 à Messali par le docteur Lamine et Asselah. Le 14 avril 1945, les responsables du PPA en discutent à Constantine lors du cinquième anniversaire de la mort du cheikh Ben Badis. Hadj Cherchali et Mostefaï s'opposent à une insurrection. Mais la préparation psychologique des populations à une intervention armée est entreprise à travers tout le pays»(4).   

Mohammed Harbi avance aussi que, quelques jours avant le 19 avril 1945, Messali Hadj aurait reçu dans sa résidence forcée de Reibell, sur les hauts plateaux du Sud algérois, «la visite de Hocine Asselah et du docteur Lamine Debaghine, qui l'ont entretenu d'un projet d'insurrection auquel il a donné son accord. Bennaï Ouali était chargé de son évasion. Un gouvernement algérien devait être proclamé et la ferme des Maïza, près de Sétif, lui servir de siège. Le scénario ne se déroula pas comme prévu. Messali est interrogé par la police et transporté à El Goléa».   

Annie Rey-Goldzeiguer, d'abord sceptique(5), s'est également ralliée à cette version des faits : «Le soir du 16 avril 1945, Messali, équipé de «grosses chaussures et d'un burnous» prend donc congé de sa fille et de sa famille, pour disparaître avec une escorte de fidèles. Il reviendra le lendemain, épuisé, effondré : il n'a trouvé ni équipement, ni armes, ni maquisards entraînés. Certains souvenirs de sa fille Djenina, alors enfant, permettent d'authentifier les faits. »   

Alors que s'est-il passé en mai 1945 ?

D'après Mohammed Harbi, les colons, avertis de l'insurrection qui se préparait, auraient devancé le PPA et déchaîné une violence préventive. «L'interprétation la plus appropriée de ces événements est celle de P. Muselli, qui, à l'Assemblée consultative provisoire (séance du 10 juillet 1945), déclarait : «Il est prouvé que tout le système de l'insurrection étendait sa toile sur l'Algérie entière. Si cette insurrection n'a pas été générale, c'est parce qu'elle a été prématurée et que l'incident de Sétif, qui est à l'origine des événements, a éclaté inopinément.» » Ce faisant, Mohammed Harbi donne raison à l'un des porte-parole de la thèse colonialiste - les événements de Sétif sont la conséquence du projet d'insurrection algérienne - contre la thèse socialo-communiste.   

Charles-Robert Ageron a rappelé à ce propos «qu'en histoire de la décolonisation toute insurrection manquée s'appelle une provocation, toute insurrection réussie une révolution. [...] Un historien se contentera de noter impartialement que la tentative avortée en mai 1945 devait servir de répétition générale à l'insurrection victorieuse de la révolution (thawra) de 1954-1962 » (6).

Il paraît donc aujourd'hui bien établi qu'un projet d'insurrection nationale existait en mai 1945. Mais il est aussi généralement reconnu qu'aucune action n'était prévue pour le 8 mai précisément, du fait de l'absence de Messali Hadj, exilé au Sahara puis au Congo. Un ordre d'insurrection a bien été donné par la direction du PPA pour la nuit du 22 au 23 mai, puis annulé in extremis, mais il n'était qu'une vaine tentative de faire diversion à la répression.   

Pour autant, aux yeux des responsables français, ce plan d'insurrection devait exister. De même, il a pu avoir un effet de «préparation psychologique» sur les foules de manifestants du 8 mai, ou tout au moins sur une partie d'entre eux, comme l'a signalé Mohammed Harbi. Le témoignage d'Abdelhamid Benzine, alors tout jeune lycéen à Sétif, qui a déclaré avoir failli déclencher une insurrection populaire avant le 8 mai par sa seule prédication exaltée, va dans le même sens (7). On peut donc penser que, si l'organisation clandestine du PPA manquait encore de moyens d'action, la diffusion de la propagande indépendantiste a été plus rapide que la préparation de la lutte armée.

Reste le bilan des victimes algériennes. Le ministre de l'Intérieur de l'époque, Adrien Tixier, parlait de 1 500 morts. Leur nombre a été porté à 45 000 par la propagande officielle algérienne. Au terme de son enquête, Jean-Louis Planche avance une estimation de 20 000 à 30 000 morts. Plusieurs fois affirmé, ce bilan est démontré à travers deux citations. La première est tirée d'un rapport du gouverneur Chataigneau au ministre de l'Intérieur Adrien Tixier : «Faut-il accorder du crédit au nombre de 10 000 victimes indigènes dans la seule région sétifienne, comme l'indiquerait un informateur qui vient de parcourir cette contrée pendant un mois ?». La seconde provient d'un rapport du gouverneur Léonard en 1952 : «Ceux qui ont vécu la chose donnent des évaluations allant de 6 000 à 15 000». «On acceptera ce chiffre prudent, en le portant à 20 000 ou 30 000, car le cabinet du gouverneur ne disposait plus à cette date des archives concernant la région de Sétif», conclut Jean-Louis Planche.   

Ce raisonnement me paraît fragile, d'abord parce que le gouverneur Chataigneau n'a rien osé affirmer, ensuite parce qu'il employait le mot ambigu de «victimes» au lieu de «morts». Surtout, le fait que seuls les morts et les victimes européennes aient été soigneusement comptés (102 morts, 110 blessés et 10 femmes violées), et que le nombre des morts algériens ait été arbitrairement limité par les autorités à un maximum de 1 500 ne change rien au fait que la seule méthode fiable reste un comptage aussi précis que possible, en chaque lieu. Il n'est pas admissible que deux méthodes aussi différentes et de fiabilité aussi inégale (vrai comptage et estimation non prouvée) soient employées sélectivement. Et même si le nombre prouvé des victimes algériennes reste inférieur au nombre possible, il faut s'en tenir au premier.

Le fait que les populations en présence aient eu également le sentiment d'être les victimes de la violence de l'autre ne prouve naturellement pas que le bilan doive être équilibré, et il ne peut évidemment pas l'être (tout particulièrement à Guelma, où la violence, déclenchée après que les troubles de Sétif ont été connus par le sous-préfet Achiary, prévenu par téléphone, a été presque unilatérale).

Mais à la méthode hasardeuse proposée par Jean-Louis Planche on peut préférer la prudence manifestée par Claude Liauzu et Gilbert Meynier : «La seule conclusion que peut faire l'historien : il y eut en effet des milliers de morts, mais s'il est honnête, il n'en dira pas plus (8).» Conclusion brutale, mais qui nous invite tous à la prudence. Prudence que justifie la revendication algérienne de repentance, presque ignorée en France, formulée en Algérie depuis 1990 par la Fondation du 8 mai 1945 et à Paris par le président Bouteflika en juin 2000, laquelle explique l'échec récent de la négociation du traité d'amitié franco-algérien autant que la loi du 23 février 2005.

Guy Pervillé, magazine, L'Histoire, mars 2007 - source


1. M. Reggui, Les Massacres de Guelma, La Découverte, 2006.   

2. C.-A. Julien, L'Afrique du Nord en marche. Nationalismes musulmans et souveraineté française, rééd. Julliard, 1972.   

3. M. Kaddache, Histoire du nationalisme algérien, 1919-1951, Alger, SNED, 1980 et 1981.   

4. M. Harbi, Aux origines du FLN, le populisme révolutionnaire en Algérie, Christian Bourgois, 1975. 

5. A. Rey-Goldzeiguer, «Le 8 mai 1945 au Maghreb», M. Vaïsse (dir.), 8 mai 1945, la victoire en Europe, Lyon, La Manufacture, 1985.   

6. C.-R. Ageron, «Mai 1945 en Algérie, enjeu de mémoire et d'histoire», Matériaux pour l'histoire de notre temps n° 39, 1995. Cf. aussi, du même auteur, Histoire de l'Algérie contemporaine. T. II, 1871-1954, PUF, 1979 et «Les troubles du Nord-Constantinois en mai 1945 : une tentative insurrectionnelle ?», Vingtième Siècle n° 4, 1984.   

7. Dans H. Alleg (dir.), La Guerre d'Algérie, t. I, Temps actuels, 1981.   

8. Le Nouvel Observateur, 2 juin 2005.

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