"Gouverner en islam", agrégation d'histoire
Gouverner en Islam entre le Xe et le XVe siècle
(Iraq jusqu’en 1258, Syrie, Hijaz, Yémen, Égypte, Maghreb et al-Andalus)
entretien avec Eric Vallet pour introduire la question d’histoire médiévale au programme de l’agrégation et du Capes d’histoire 2015
Eric Vallet est un historien de l’Islam médiéval, enseignant chercheur et maître de conférences à l’université de Paris-I Panthéon-Sorbonne. Jusqu’en 2013, il dispensait un cours d’«initiation à l’histoire de l’Islam médiéval» à l’École Normale Supérieure de la rue d’Ulm.
Il s’intéresse tout particulièrement à l’histoire du Yémen et de la péninsule Arabique, à l’histoire du commerce entre océan Indien et Méditerranée et aux archives et manuscrits arabes médiévaux. Il analyse pour Les clés du Moyen-Orient la nouvelle question d’histoire médiévale au programme de l’agrégation et du Capes 2015.
Quelle période ?
Le choix des bornes chronologiques délimitant un programme comporte toujours une part d’arbitraire. La période choisie ici est très large, puisqu’elle couvre six siècles d’histoire. Cela a été imposé par la thématique : celle-ci met l’accent non pas sur une histoire événementielle ou sur une histoire dynastique qui serait à traiter dans les menus détails, mais sur l’exercice du pouvoir, et sur la manière dont il est perçu, décrit, théorisé. Dès lors, prendre une période assez large était nécessaire, afin de pouvoir mieux observer et analyser les évolutions qui se dessinent, les pratiques communes qui émergent.
Le programme s’ouvre sur le Xe siècle, c’est-à-dire au moment où la crise du califat abbasside devient une crise ouverte, avec l’apparition de califats rivaux (le califat fatimide en 909, et le califat des Omeyyades de Cordoue en 929). Cette triple rivalité domine tout le Xe siècle, avant que de nouveaux acteurs ne prennent le pouvoir au cours du XIe siècle, les Turcs (Seldjoukides) en Orient et les Berbères (Almoravides puis Almohades) en Occident.
L’avènement de ces dynasties non-arabes marque un vrai tournant, et correspond aussi à l’avènement de modes de gouvernement en partie neufs. Les conquêtes mongoles au XIIIe siècle impriment une autre césure. Elles emportent le califat de Bagdad, décapité en 1258. L’Iraq passe durablement sous la domination de pouvoirs venus de l’Est, mongols et turcs, dont la langue de gouvernement est plutôt le persan que l’arabe. L’Égypte résiste aux Mongols, au prix d’une transformation inédite du pouvoir avec l’avènement des Mamlouks. Jusqu’au xve siècle, elle demeure la puissance majeure de l’Islam arabe et méditerranéen, jusqu’à sa chute en 1517, sous les coups de l’Empire ottoman. Il y a donc une chronologie différente selon les régions étudiées : l’Iraq jusqu’en 1258 ; l’Arabie, la Syrie et l’Égypte jusqu’en 1517 ; l’Occident islamique plutôt jusqu’en 1492, avec la chute du royaume de Grenade, dernier réduit islamique d’al-Andalus (terme médiéval qui désigne le territoire islamique situé dans la péninsule Ibérique).
Quels territoires ?
Le sujet invite les candidats à ne pas se limiter à l’étude d’une seule région, mais à pratiquer plutôt une forme de comparatisme large au sein du monde arabe. L’Iraq, la Syrie, le Hijaz, le Yémen, l’Égypte, le Maghreb (auquel il faut rattacher la Sicile) et al-Andalus ont des modes et des traditions de gouvernement différentes, même s’ils sont animés par des dynamiques et des références communes. Il s’agit donc à la fois de repérer ce qui rapproche et ce qui distingue, et de se demander dans quelle mesure ce «monde arabe» médiéval partage un destin politique commun.
Cet espace est loin d’être figé dans des frontières immobiles au cours de la période. Au contraire, il connaît une sorte de mouvement de balancier. Le «domaine de l’Islam» (dâr al-Islâm en arabe) se rétracte à l’ouest, sous les coups de ce que l’on appelle, du point de vue des royaumes chrétiens ibériques, la Reconquista.
Mais des changements et des transformations sont également à observer à plus l’est : au début du programme, le Taurus fait ainsi figure de frontière entre le monde arabe et le monde byzantin ; il s’agit alors d’un véritable front militaire, fluctuant au gré des offensives byzantines des xe-xie siècles. Cette situation change à partir du milieu du XIe siècle, avec les conquêtes seldjoukides qui font de l’Asie mineure une nouvelle terre d’Islam. Certes, cette expansion islamique à l’ouest du Taurus ne fait pas partie du programme, mais on ne peut totalement l’ignorer, car la «frontière» du Taurus perd en partie sa position de zone frontière, de front militaire. Aussi, non seulement les territoires couverts par le programme peuvent varier au cours de cette période, mais les frontières peuvent également changer de nature.
On pourrait faire la même observation pour les régions les plus méridionales de l’espace couvert par le programme. C’est d’ailleurs l’une de ses originalités, puisqu’il inclut le Hijaz, où se trouvent les villes saintes de Médine et de La Mecque, et le Yémen, deux territoires qui n’apparaissent que rarement dans l’histoire du monde arabe des Xe-XVe siècles, mais dont on redécouvre aujourd’hui l’importance. Avec l’expansion de l’Islam en Afrique de l’Est, en Asie du Sud et du Sud-Est, la position de la péninsule Arabique perd le caractère périphérique qu’elle avait au sein des empires de l’âge classique, pour devenir l’un des cœurs de cette «seconde islamisation» qui donne naissance à un monde musulman aux horizons élargis. Là aussi le statut de ces territoires et leur mode d’insertion dans le «domaine de l’Islam» (Dâr al-Islâm) changent significativement au cours de la période.
Les enjeux thématiques et historiographiques de la question
La formulation-même du sujet prend acte d’un tournant historiographique : en effet, l’histoire du monde arabe s’est longtemps réduite à une histoire événementielle, politique et militaire, ou à une histoire religieuse et intellectuelle écrite à partir de l’analyse de sources complexes et abondantes, souvent orientées par des biais idéologiques divers. On s’est longtemps beaucoup focalisé sur les déterminations religieuses du pouvoir, en insistant notamment sur les oppositions entre régimes sunnites et chiites.
Certes, la relation entre pouvoir et sacré ne doit pas être négligée mais la formulation choisie ne place pas ici le religieux comme un point central, car le sujet invite à s’intéresser aux modalités mêmes de l’exercice du pouvoir souverain. Celui-ci passe notamment par la maîtrise de la force militaire, par sa capacité à mobiliser des hommes armés, à conquérir ou à défendre un territoire, à faire régner l’ordre en son domaine. Les armées de l’Islam ont été tout au long de la période, à des degrés divers, le lieu de l’acculturation politique et culturelle de «nouveaux peuples» non-arabes (Turcs, Berbères…) dont certains membres finirent par s’emparer du pouvoir.
Dans cet aspect essentiel du gouvernement, l’orientation religieuse n’a joué qu’un rôle secondaire. Au fondement du pouvoir des califes fatimides chiites (909-1171) comme de celui des Almoravides (1071-1147), défenseurs d’un sunnisme rigoriste, se trouvaient ainsi par exemple, dans les deux cas, des tribus berbères. Derrière des discours de légitimation en apparence opposés, ces deux régimes témoignent d’un même phénomène dans l’organisation de leurs armées. Certains auteurs médiévaux étaient d’ailleurs conscients de ces logiques de pouvoir transcendant les clivages religieux, il suffit de relire à ce propos la célèbre Muqaddima d’Ibn Khaldûn (m. 1406).
Ajoutons à cela que, dans la courte présentation qui accompagne l’intitulé du programme, les membres du jury insistent notamment sur la notion de «culture politique». On peut entendre par là bien entendu un ensemble de textes, de concepts et d’idées, qui irriguaient les discours tenus par et sur le pouvoir, mais plus largement encore, dans un sens anthropologique, un corpus de pratiques, de manières de faire qui orientaient la relation entre gouvernants et gouvernés.
Exercer le pouvoir ne consistait pas seulement à s’imposer par la force. L’administration (dîwân-s), reposant sur la maîtrise de techniques sophistiquées, jouait un rôle essentiel, dans la collecte et la gestion des revenus de la fiscalité, dans l’entretien de tous ceux qui vivaient des ressources de l’État. Mais des liens plus directs avec le souverain pouvaient être établis, dans le cadre du cérémonial public, ou de cercles privés, dans l’exercice du patronage, de la protection ou du soutien financier accordés aux savants, aux lettrés et aux hommes de religion, de manière directe (pensions, récompenses) ou indirecte (établissement de fondations charitables ou religieuses).
Ces relations n’étaient pas nécessairement apaisées, et il ne s’agit pas non plus de dresser un tableau idyllique, ou de s’en tenir aux discours rassurants que les pouvoirs tenaient sur eux-mêmes, mais bien de prendre aussi la mesure des oppositions, des contestations, des sécessions ou des révoltes.
Tout cela pourra être étudié en partant de quelques exemples précis, tirés de différentes expériences du pouvoir. Le cas des califats abbassides de Bagdad, des Omeyyades de Cordoue ou des Fatimides du Caire est éclairé par de nombreuses études, déjà anciennes ou plus récentes. Mais on pourra également s’intéresser à des régimes qui ont suscité une abondante production historiographique ces dernières années, comme l’État almohade au Maghreb et en al-Andalus ou le sultanat mamlouk d’Égypte et de Syrie.
Par ailleurs, il sera intéressant de varier les échelles : il y a certes une échelle locale ou régionale qui permet d’étudier le pouvoir à l’œuvre ; mais on peut se placer aussi à une échelle plus large, plus globale, à une période où l’unité de la communauté musulmane (umma) est brisée, et où des dynasties souvent rivales se partagent le gouvernement du Dâr al-Islâm.
On pourra ainsi s’intéresser aux relations entre ces Etats (relations diplomatiques, guerres…), mais aussi aux interactions avec l’étranger, et aux réactions face aux pressions extérieures (la Reconquista pour al-Andalus, les Croisades, mais également les attaques mongoles au XIIIe siècle).
Cette question s’inscrit ainsi dans un contexte de renouveau de l’étude des empires et d’essor de l’histoire globale. Comme Gabriel Martinez-Gros invite à le faire dans sa récente Brève histoire des empires [1], on peut réfléchir à la nature impériale des cultures politiques qui s’épanouissent en Islam entre Xe et le XVe siècle.
Les sources à prendre en compte
De très nombreuses sources évoquent le pouvoir : mentionnons tout d’abord des sources historiques, comme les chroniques et les recueils biographiques, qui constituent une réflexion sur le pouvoir dans sa nature et sa pratique. On peut y ajouter les arts de gouverner, qui proposent, sous différentes formes, une vision normative ce que doit être le pouvoir. La littérature juridique doit également mobiliser. Tout cela constitue un ensemble de textes très variés.
ambassade byzantin auprès d'un chef musulman (calife fatimide al-Mahdi ?),
miniature de la chronique de Jean Skylitzès (fin XIe-début XIIe)
Mais il ne faut pas non plus oublier tout ce qui concerne les manifestations visuelles du pouvoir : les bâtiments, les palais, les forteresses, les lieux du religieux, mais également les objets de cour, souvent ornés d’inscriptions. Ce serait une erreur que de laisser de côté cet ensemble de sources pour aborder la question au programme. L’histoire de l’art islamique est très importante, car elle est en partie liée à la commande princière.
On ne peut prétendre dominer cet ensemble profus de sources, mais il faudra se faire tout de même une idée des différents types de texte, et de la «grammaire» visuelle du pouvoir, en profitant par exemple des riches collections d’images visibles en ligne, dans les ouvrages d’art ou plus directement dans les musées.
source : article publié le 2 juillet 2014
propos recueillis par Anne Walpurger
[1] Gabriel Martinez-Gros, Brève histoire des empires, Paris, Ed. du Seuil, 2014.
* article destiné aux étudiants, aux agrégatifs, aux professeurs d'histoire.