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Profs d'Histoire lycée Claude Lebois
4 juin 2015

Maurice Keen, "Chivalry" (1984), par Jean Flori

Chivalry Maurice Keen éd 2005

 

 

Chivalry (1984),

un livre de l'historien anglais Maurice Keen,

compte rendu par Jean Flori (1986)

 

 

Chivalry Maurice Keen

M. Keen - Chivalry, New Haven/Londres, Yale Univers, Pr. 8°, X-303 pp. 55 ill.

Maurice Keen nous avoue être tombé amoureux de son sujet : la chevalerie. Cette passion nous vaut un bel ouvrage d'ensemble qui, jusqu'ici, faisait défaut.

L'auteur possède au plus haut degré l'art de la synthèse. Au point que les chapitres traitant des périodes qui lui sont moins familières (XI-XIIe s.) en arrivent à être meilleurs que les autres. C'est particulièrement le cas des six premiers chapitres où sont étudiés les origines séculières de la chevalerie, ses rapports avec l'Église et la croisade, les origines et le développement de l'adoubement, l'essor des tournois et surtout ce magnifique chapitre VI consacré à l'élaboration de la mythologie d ela chevalerie.

Toute cette partie (la moitié du livre) est admirable de concision et de vigueur. À travers un eforêt de témoignages, l'auteur nous entraîne d'un pas ferme, marquant sa route, au fil de la marche, par des jalons sûrs. Ainsi il rappelle le rôle de la technique guerrière (lance couchée) dont il place avec raison la modification à la fin du XIe siècle ; l'évolution de sens du mot miles est esquissée avec bonheur (quelques retouches seraient nécessaires).

L'évolution de l'attitude de l'Église envers la guerre et les guerriers mérite attention ; l'auteur souligne que la croisade a eu assez peu d'impact sur la chevalerie : c'était là un cadre trop étroit et trop spécifique pour elle. En revanche, la sacralisation de la guerre et des guerriers par la liturgie eut sur elle une influence plus marquée. On reconnaît ici deux thèmes développés par J. Flori (L'idéologie du glaive, Genève, 1983) et F. Cardini (Alle radici della cavalleria medievale, Florence, 1981) que l'auteur semble pourtant avoir ignorés. La convergence n'en est que plus frappante.

 

Flori idéologie du glaive         Cardini

 

On s'étonne également de ne pas voir citées les thèses d'histoire régionale qui, toutes, ont apporté des éléments nouveaux et fondamentaux concernant en particulier les rapports entre noblesse et chevalerie, illustrés par le débat Duby-Genicot. Je pense par exemple aux remarquables thèses de Fossier, Poly, Bur, Parisse, Bonnassie, Toubert, Chédeville, Beech, Lewis et bien d'autres. Peut-être l'auteur a-t-il estimé que le débat risquait de l'entraîner trop longtemps hors de sa route ? C'est dommage : j'avoue, ici, être un peu resté sur ma faim.

Que de clarté, en revanche, dans le chapitre consacré à la "mythologie historique" de la chevalerie ! Les trois "matières" signalées par Jean Bodel [1165-1210] concourent toutes trois à la formation de cette mythologie : la matière de France, celle d'Alexandre et celle d'Arthur. L'épopée qui se veut historique, enracine la mythologie dans l'histoire des Francs. La matière antique, vers 1160, l'enracine plus loin encore, par Rome et la Grèce, dans le vieux fonds pré-chrétien. Du même coup, elle véhicule des restes de morale antique et renforce le goût pour l'Orient. Quant à arthur, on ne mettait pas en doute son historicité. Mais l'absence de sources écrites a permis d'incorporer à sa geste des valeurs puisées chez les troubadours : l'amour comme moteur de la chevalerie puis, avec le Graal, la christianisation s'effectue par un lien établi entre la chevalerie arthurienne et la chevalerie biblique. Ce lien est évidemment noué par le personnage de Joseph d'Arimathie, grâce à la trilogie des trois tables : celle de la Cène, celle de Joseph d'Arimathie, celle de la Table Ronde.

 

Bodel trois matières
les trois "matières" selon le poète Jean Bodel sans La Chanson de Saisnes (1197)


On aboutit alors à une combinaison de trois triades de héros qui formeront les "neuf preux", auxquels la chevalerie voua un culte. L'Ancienne Alliance est représentée par Josué, David et Judas Macchabée ; c'est la chevalerie d'Israël. La chevalerie antique, païenne, a pour héros Hector, Alexandre et César. Ces deux chevaleries, tels les sages et les prophètes, annoncent la dispensation chrétienne représentée par les trois héros : Arthur, Charlemagne et Godefroy de Bouillon ; c'est la chevalerie chrétienne.
La chevalerie a donc une mission - elle a des héros - elle a son mythe enraciné dans l'histoire. Elle devient alors une une culture savante nécessitant ses "clercs" : ce seront les experts en chevalerie, les interpètes de la science héraldique. On reconnaît au passage des thèmes chers à J. Frappier, auxquels M. Keen a su donner une vigueur nouvelle.

 

Jean Frappier (1)   Jean Frappier (2)   Jean Frappier (3)   Jean Frappier (4)

 

La seconde partie, plus fouillée, plus proche des textes, gagne en érudition... mais perd en clarté. L'auteur s'attache surtout à combattre la thèse de Huizinga. Pour M. Keen (et il a sans doute raison), la chevalerie du bas moyen âge n'a pas subi un déclin, mais une modification profonde. Il le montre par l'étude minutieuse des blasons, des tournois et des Ordres laïcs de chevalerie.

Ainsi, pour l'auteur, le cérémonial de plus en plus riche des Ordres de chevalerie ne prouve pas une décadence. C'est à tort, d'ailleurs, que l'on insiste sur la sécularisation de ces Ordres, parce qu'on les relie indûment aux Ordres monastiques des templiers ou des hospitaliers.

La chavalerie fut toujours séculière. De même le ritualisme et le faste des tournois du XVe siècle ne sont pas des indices de déclin. D'abord parce que l'on a trop généralisé quelques tournois "extravagants" du XVe siècle ; ensuite parce qu'on a trop voulu vider de toute signification les "voeux" (de croisade, par exemple) faits lors de ces grands tournois. Enfin, note l'auteur, le rappel nostalgique du passé doit être pris pour une marque de sérieux, non de frivolité. Tout comme le rappel constant des vertus et des devoirs chevaleresques.

Par ailleurs, M. Keen n'a pas de mal à montrer dans son chapitre "La chevalerie et la guerre" que la chevalerie du XVe siècle était moins éloignée que le dit Huizinga des réalités du temps. Si l'on meurt moins dans les tournois qu'en bataille grâce à la généralisation des armes "à plaisance", les chevaliers errants, encore formés dans les tournois (jusqu'à Bayard) sont souvent chefs de bandes et pillent pour subsister entre deux campagnes. Ces pillages ne sont pas nouveaux : les désordres de la chevalerie viennent précisément de sa trop grande vigueur. C'est le propre de toute idéologie que d'être confrontée aux faits.

Les choses changent plus profondément au début du XVIe siècle : les armées régulières, l'essor de l'infanterie, celui de l'artillerie, la formation des grandes armées royales modifient le contexte. Les rois, pour se concilier la noblesse lui assurent des privilèges. Ceci conduit à valoriser l'idéal de la chevalerie (confondue avec la noblesse).

Mais les Ordres laïcs demeurent et l'idéal chevaleresque est encore et toujours exalté. Changement, donc, mais non pas déclin. La thèse ne manque pas d'intérêt. Elle est défendue avec érudition et passion.

Au total, quelques lacunes bibliographiques, quelques oublis, une trop grande propension à identifier noblesse et chevalerie, deux ou trois chapitres confus, n'altèrent pas profondément cette synthèse savante et utile, remarquablement illustrée de documents parfois inédits.

Jean Flori
Cahiers de civilisation médiévale
n° 29-115, p. 283-284, 1986
iconographie : Michel Renard

 

_______________

 

- "Warfare was the principal force shaping the course of European history during the Middle Ages", Historynet, 12 août 2001.

- "Maurice Keen", The Telegraph, 19 septembre 2012.

- "Maurice H. Keen Dies at 78 ; Redefined Chivalry", The New York Times, 25 septembre 2012.

- "Maurice Keen obituary", The Guardian, 26 septembre 2012.

 

Maurice Keen portrait (1)
Maurice Keen, 1933-2012

 

Maurice Keen portrait (2)
Maurice Keen

 

Maurice Keen portrait (3)
Maurice Keen, 1933-2012

 

* article destiné aux étudiants, aux agrégatifs, aux professeurs d'histoire.

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