polémique sur la transmission de
l'héritage grec
à l'Occident médiéval
à propos du livre Aristote au Mont Saint-Michel
un article de Roger Pol-Droit dans Le Monde,
3 avril 2008
Et si l'Europe ne devait pas tous ses savoirs à l'islam ?
Étonnante rectification des préjugés de l'heure, ce
travail de Sylvain Gouguenheim va susciter débats et polémiques. Son
thème : la filiation culturelle monde occidental-monde musulman. Sur ce
sujet, les enjeux idéologiques et politiques pèsent lourd. Or cet
universitaire des plus sérieux, professeur d'histoire médiévale à
l'École normale supérieure de Lyon, met à mal une série de convictions
devenues dominantes. Ces dernières décennies, en suivant notamment
Alain de Libera ou Mohammed Arkoun, Edward Saïd ou le Conseil de
l'Europe, on aurait fait fausse route sur la part de l'islam dans
l'histoire de la culture européenne.
Que croyons-nous donc ? En résumé, ceci : le savoir grec
antique - philosophie, médecine, mathématique, astronomie -, après
avoir tout à fait disparu d'Europe, a trouvé refuge dans le monde
musulman, qui l'a traduit en arabe, l'a accueilli et prolongé, avant de
le transmettre finalement à l'Occident, permettant ainsi sa
renaissance, puis l'expansion soudaine de la culture européenne. Selon
Sylvain Gouguenheim, cette vulgate n'est qu'un tissu d'erreurs, de
vérités déformées, de données partielles ou partiales. Il désire en
corriger, point par point, les aspects inexacts ou excessifs.
"Ages sombres"
Y
a-t-il vraiment eu rupture totale entre l'héritage grec antique et
l'Europe chrétienne du haut Moyen Age ? Après l'effondrement définitif
de l'Empire romain, les rares manuscrits d'Aristote ou de Galien
subsistant dans des monastères n'avaient-ils réellement plus aucun
lecteur capable de les déchiffrer ? Non, réplique Sylvain Gouguenheim.
Même devenus ténus et rares, les liens avec Byzance [ci-contre] ne furent jamais
rompus : des manuscrits grecs circulaient, avec des hommes en mesure de
les lire. Durant les prétendus "âges sombres", ces connaisseurs du grec
n'ont jamais fait défaut, répartis dans quelques foyers qu'on a tort
d'ignorer, notamment en Sicile et à Rome. On ne souligne pas que de 685
à 752 règne une succession de papes... d'origine grecque et syriaque !
On ignore, ou on oublie qu'en 758-763, Pépin le Bref se fait envoyer
par le pape Paul Ier des textes grecs, notamment la Rhétorique d'Aristote.
Cet
intérêt médiéval pour les sources grecques trouvait sa source dans la
culture chrétienne elle-même. Les Evangiles furent rédigés en grec,
comme les épîtres de Paul. Nombre de Pères de l'Eglise, formés à la
philosophie, citent Platon et bien d'autres auteurs païens, dont ils
ont sauvé des pans entiers. L'Europe est donc demeurée constamment
consciente de sa filiation à l'égard de la Grèce antique, et se montra continûment désireuse d'en retrouver les textes. Ce qui explique, des
Carolingiens jusqu'au XIIIe siècle, la succession des "renaissances" liées à des découvertes partielles.
La
culture grecque antique fut-elle pleinement accueillie par l'islam ?
Sylvain Gouguenheim souligne les fortes limites que la réalité
historique impose à cette conviction devenue courante. Car ce ne furent
pas les musulmans qui firent l'essentiel du travail de traduction des
textes grecs en arabe. On l'oublie superbement : même ces grands
admirateurs des Grecs que furent Al-Fârâbî, Avicenne et Averroès ne
lisaient pas un mot des textes originaux, mais seulement les
traductions en arabe faites par les Araméens... chrétiens !
Parmi ces chrétiens dits syriaques, qui maîtrisaient le grec et l'arabe, Hunayn ibn Ishaq (809-873), [ci-contre] surnommé "prince des traducteurs",
forgea l'essentiel du vocabulaire médical et scientifique arabe en
transposant plus de deux cents ouvrages - notamment Galien, Hippocrate,
Platon. Arabophone, il n'était en rien musulman, comme d'ailleurs
pratiquement tous les premiers traducteurs du grec en arabe. Parce que
nous confondons trop souvent "Arabe" et "musulman", une vision déformée
de l'histoire nous fait gommer le rôle décisif des Arabes chrétiens
dans le passage des oeuvres de l'Antiquité grecque d'abord en syriaque,
puis dans la langue du Coran.
Une fois effectué ce transfert -
difficile, car grec et arabe sont des langues aux génies très
dissemblables -, on aurait tort de croire que l'accueil fait aux Grecs
fut unanime, enthousiaste, capable de bouleverser culture et société
islamiques. Sylvain Gouguenheim montre combien la réception de la
pensée grecque fut au contraire sélective, limitée, sans impact majeur,
en fin de compte, sur les réalités de l'islam, qui sont demeurées
indissociablement religieuses, juridiques et politiques. Même en
disposant des oeuvres philosophiques des Grecs, même en forgeant le
terme de "falsafa" pour désigner une forme d'esprit
philosophique apparenté, l'islam ne s'est pas véritablement hellénisé.
La raison n'y fut jamais explicitement placée au-dessus de la
révélation, ni la politique dissociée de la révélation, ni
l'investigation scientifique radicalement indépendante.
Il
conviendrait même, si l'on suit ce livre, de réviser plus encore nos
jugements. Au lieu de croire le savoir philosophique européen tout
entier dépendant des intermédiaires arabes, on devrait se rappeler le
rôle capital des traducteurs du Mont-Saint-Michel. Ils ont fait passer
presque tout Aristote directement du grec au latin, plusieurs décennies
avant qu'à Tolède on ne traduise les mêmes oeuvres en partant de leur
version arabe. Au lieu de rêver que le monde islamique du Moyen Age,
ouvert et généreux, vint offrir à l'Europe languissante et sombre les
moyens de son expansion, il faudrait encore se souvenir que l'Occident
n'a pas reçu ces savoirs en cadeau. Il est allé les chercher, parce
qu'ils complétaient les textes qu'il détenait déjà. Et lui seul en a
fait l'usage scientifique et politique que l'on connaît.
Somme
toute, contrairement à ce qu'on répète crescendo depuis les années
1960, la culture européenne, dans son histoire et son développement, ne
devrait pas grand-chose à l'islam. En tout cas rien d'essentiel.
Précis, argumenté, ce livre qui remet l'histoire à l'heure est aussi
fort courageux.
- Aristote au Mont Saint-Michel. Les racines grecques de l'Europe chrétienne, Sylvain Gouguenheim. Seuil, "L'Univers historique", 282 p., 21 €.
Roger Pol-Droit
Le Monde, daté du 4 avril 2008
Jacques de Venise, passeur oublié
et homme "mériterait de figurer en lettres capitales dans les manuels d'histoire culturelle", écrit Sylvain Gouguenheim. Personne, pourtant, ne connaît plus le nom de Jacques de Venise le Grec, qui vécut au XIIe siècle, alla en mission à Constantinople et travailla ensuite au Mont-Saint-Michel, de 1127 à sa mort, vers 1150.
Ce qu'on lui doit ? Rien de moins que la
traduction intégrale, du grec au latin, d'un nombre impressionnant
d'oeuvres d'Aristote, parmi lesquelles la Métaphysique, le traité De l'Ame, les Seconds analytiques, les Topiques, les traités d'histoire naturelle ou encore la Physique.
Ces traductions, dont certaines sont accompagnées de commentaires,
furent réalisées, selon les cas, de vingt ans à quarante ans avant
celles de Gérard de Crémone, à Tolède, à partir des traductions en
arabe.
Il faut ajouter que les traductions de Jacques de Venise ont connu un "succès stupéfiant".
Alors que bien des oeuvres médiévales ne nous sont connues que par
trois ou quatre manuscrits, on en dénombre une centaine pour la Physique, près de trois cents pour les Seconds analytiques.
Diffusés dans toute l'Europe, lus par les plus grands intellectuels du
temps, ces travaux méritaient d'être mis en lumière. Ce qu'a fait
Sylvain Gouguenheim en rappelant l'importance de cet homme qui
traduisait Aristote au Mont-Saint-Michel.
Roger Pol-Droit
Le Monde, daté du 4 avril 2008
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un article dans le Figaro, 17 avril 2008
Les tribulation des auteurs grecs dans le monde chrétien
Contredisant la thèse d'un "islam des Lumières", Sylvain Gouguenheim montre que le savoir grec antique n'a jamais disparu d'Europe et que les Arabes qui traduisirent ces textes n'étaient pas des musulmans
On
se souvient de la récente polémique qui a entouré la conférence tenue à
l'université de Ratisbonne, le 12 septembre 2006, par Benoît XVI, alors
accusé d'avoir lié islam et violence. Loin de s'adresser au monde
musulman, il s'agissait pour le Saint-Père d'aborder les rapports
entre foi et raison et de dénoncer le «programme de déshellénisation»
de l'Occident chrétien.
Éclairant fort à propos ce débat,
l'historien Sylvain Gouguenheim montre que la qualification d'«âges
sombres» ne convient pas à la période médiévale. En effet, l'Europe du
haut Moyen Âge ne s'est jamais coupée du savoir grec, dont quelques
manuscrits restaient conservés dans les monastères. Des noyaux de
peuplement hellénophone s'étaient maintenus en Sicile et en Italie du
Sud, Salerne ayant ainsi produit une école de médecine indépendante du
monde arabo-musulman. Enfin, durant les premiers siècles du Moyen Âge,
il existait aussi une «authentique diaspora chrétienne orientale».
Car, nous dit l'auteur, si l'islam a transmis le savoir antique à
l'Occident, c'est d'abord «en provoquant l'exil de ceux qui refusaient
sa domination». Assez naturellement, les élites purent se tourner
vers la culture grecque, favorisant ces mouvements de «renaissance»
qui animèrent l'Europe, de Charlemagne à Abélard.
D'ailleurs, avant
même que les lettrés ne vinssent chercher en Espagne ou en Italie les
versions arabes des textes grecs, d'importants foyers de traduction de
manuscrits originaux existaient en Occident. À cet égard,
M. Gouguenheim souligne le rôle capital joué par l'abbaye du
Mont-Saint-Michel [ci-contre] où un clerc italien qui aurait vécu à Constantinople,
Jacques de Venise, fut le premier traducteur européen d'Aristote au
XIIe siècle. Ce monastère serait donc bien «le chaînon manquant dans
l'histoire du passage de la philosophie aristotélicienne du monde grec
au monde latin».
Une hellénisation restée superficielle
Le
savoir grec n'avait pas davantage déserté le monde oriental. Byzance
n'a jamais oublié l'enseignement de Platon et d'Aristote et continua à
produire de grands savants. Il faut ici saluer l'influence essentielle
des chrétiens syriaques, car «jamais les Arabes musulmans n'apprirent
le grec, même al-Farabi, Avicenne ou Averroès l'ignoraient».
L'écriture arabe coufique fut forgée par des missionnaires chrétiens
qui donnèrent aussi aux Arabes musulmans les traductions des œuvres
grecques. De ce point de vue, l'arrivée au pouvoir des Abbassides, en
751, ne constitua pas une rupture fondamentale.
Contredisant la thèse
d'un « islam des Lumières», avide de science et de philosophie,
l'auteur montre les limites d'une hellénisation toujours restée
superficielle. Il est vrai que la Grèce représentait un monde
radicalement étranger à l'islam qui «soumit le savoir grec à un
sérieux examen de passage où seul passait à travers le crible ce qui ne
comportait aucun danger pour la religion». Or ce crible fut très
sélectif. La littérature, la tragédie et la philosophique grecques
n'ont guère été reçues par la culture musulmane. Quant à l'influence
d'Aristote, elle s'exerça essentiellement dans le domaine de la logique
et des sciences de la nature. Rappelons que ni La Métaphysique, ni La
Politique ne furent traduites en arabe.
Parler donc à son propos
d'hellénisation «dénature la civilisation musulmane en lui imposant
par ethnocentrisme ? une sorte d'occidentalisation qui ne correspond
pas à la réalité, sauf sous bénéfice d'inventaire pour quelques
lettrés».
Félicitons M. Gouguenheim de n'avoir pas craint de
rappeler qu'il y eut bien un creuset chrétien médiéval, fruit des
héritages d'Athènes et de Jérusalem. Alors que l'islam ne devait guère
proposer son savoir aux Occidentaux, c'est bien cette rencontre, à
laquelle on doit ajouter le legs romain, qui «a créé, nous dit
Benoît XVI, l'Europe et reste le fondement de ce que, à juste titre, on
appelle l'Europe».
Stéphane Boiron
Le Figaro, 17 avril 2008
- Aristote au Mont Saint-Michel. Les racines grecques de l'Europe chrétienne, de Sylvain Gouguenheim Seuil, 280 p., 21 €.
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dossier du Monde des livres, 24 avril 2008
Polémique sur les "racines" de l'Europe
ans son édition du 4 avril, sous le titre "Et si l'Europe ne devait pas ses savoirs à l'islam ?",
"Le Monde des livres" publiait le compte rendu d'un ouvrage de Sylvain
Gouguenheim, professeur d'histoire médiévale à l'École normale
supérieure de Lyon. Intitulé Aristote au Mont-Saint-Michel. Les racines grecques de l'Europe chrétienne, le livre venait de paraître aux éditions du Seuil dans la prestigieuse collection "L'Univers historique".
Cet article a suscité une vive émotion dans
une partie de la communauté universitaire. Ainsi, quarante historiens
et philosophes des sciences, emmenés par Hélène Bellosta (CNRS), nous
ont fait parvenir un texte intitulé "Prendre de vieilles lunes pour des
étoiles nouvelles, ou comment refaire aujourd'hui l'histoire des
savoirs", dans lequel ils expriment leur "surprise". S'élevant contre les thèses de Sylvain Gouguenheim, qu'ils assimilent aux "propos d'un idéologue", ils écrivent :
"Il n'est aucun philosophe ou historien des sciences sérieux pour
affirmer que "l'Europe doit ses savoirs à l'islam" ; la science en tant
que telle se développe selon ses voies propres et ne doit pas plus à
l'islam qu'au christianisme, au judaïsme ou à toute autre religion. En
revanche, l'idée que l'Europe ne doit rien au monde arabe (ou
arabo-islamique) et que la science moderne est héritière directe et
unique de la science et de la philosophie grecques n'est pas nouvelle.
Elle constitue même le lieu commun de la majorité des penseurs du XIXe siècle et du début du XXe siècle, tant philosophes qu'historiens des sciences, dont le compte rendu du Monde reprend tous les poncifs."
De
même, le médiéviste Alain de Libera [il n'est pas médiéviste - on dit cela d'un historien -, mais philosophe, spécialiste de la phisophie au Moyen Âge], directeur d'études à l'Ecole
pratique des hautes études, par ailleurs directeur de collection au
Seuil, fustige "un plaisant exercice d'histoire fiction", digne des "amateurs de croisades", et propre à déclencher la "mobilisation huntingtonienne" du choc des civilisations.
"Encore
un pas et l'on verra fanatiques religieux et retraités pavillonnaires
s'accorder sur le fait que, après tout, l'Europe chrétienne, qui
bientôt n'aura plus de pétrole, a toujours eu les idées...", ironise-t-il. "Je
croyais naïvement qu'en échangeant informations, récits, témoignages,
analyses et mises au point critiques, nous, femmes et hommes de
sciences, d'arts ou de savoirs (...), nous, citoyens du monde,
étions enfin prêts à revendiquer pour tous, comme jadis Farabi pour les
Arabes, le "grand héritage humain". C'était oublier l'Europe aux
anciens parapets. (...). Cette Europe-là n'est pas la mienne", écrit
encore Alain de Libera. Une position partagée par les historiens
Gabriel Martinez-Gros et Julien Loiseau, dont nous avons publions la
tribune, et qui résument à leur manière la plupart des arguments
utilisés par leurs collègues.
Nous donnons également la parole à Sylvain Gouguenheim. Quant aux éditions du Seuil, enfin, elles manifestent leur perplexité : " Je ne comprends pas très bien toute cette agitation, affirme Monique Labrune, responsable des sciences humaines. De notre côté, nous n'avons que des échos positifs sur ce livre. C'est
un peu étrange. Je voudrais être sûre qu'il n'y a pas autre chose que
le livre derrière tout cela. J'aimerais avoir toutes les clefs..."
Jean Birnbaum
"Le Monde des livres"
Le Monde daté du 25 avril 2008
un livre d'Alain de Libera (1991)
une réplique de deux historiens médiévistes
24 avril 2008
Une démonstration suspecte
rmé
d'une solide réputation de sérieux (acquise par ses travaux sur la
mystique rhénane), fort également d'une position institutionnelle
prestigieuse, Sylvain Gouguenheim entend réviser une idée largement
reçue et même redresser une véritable injustice de l'histoire :
l'Europe chrétienne du Moyen Age n'a pas reçu l'héritage grec,
passivement, des Arabes ; elle a toujours conservé la conscience de sa
filiation grecque ; mieux, elle s'est réapproprié, de sa propre
initiative, ce legs qui lui revenait de droit, accueillant les savants
grecs fuyant l'islam, entreprenant de retrouver la lettre des textes
grecs en les traduisant directement en latin. C'est la gloire oubliée
de Jacques de Venise et de l'abbaye du Mont-Saint-Michel.
Si l'on suit Sylvain Gouguenheim, la
civilisation islamique se serait avérée incapable d'assimiler
l'héritage grec ou d'accepter Aristote, faute de pouvoir accéder aux
textes sans les traductions des chrétiens d'Orient, faute de pouvoir
subordonner la révélation à la raison (ce qu'au passage personne ne put
faire en Europe avant le XVIIIe siècle). Il devient dès lors
possible de rétablir la véritable hiérarchie des civilisations, ce que
fait Sylvain Gouguenheim en prenant comme mètre étalon leur degré
d'hellénisation. À sa droite, l'Europe, dont la quête désintéressée du
savoir et la modernité politique plongent leurs racines dans ses
origines grecques et son histoire chrétienne. À sa gauche, l'islam,
quatorze siècles de civilisation qu'il convient de ramener à ses
fondations religieuses sorties nues du désert, à son littéralisme
obsessionnel, à son juridisme étroit, à son obscurantisme, son
fatalisme, son fanatisme.
Dans son éloge de la passion grecque de
l'Europe chrétienne, Sylvain Gouguenheim surévalue le rôle du monde
byzantin, faisant de chaque "Grec" un "savant", de chaque chrétien venu
d'Orient un passeur culturel. On sait pourtant que dans les sciences du
quadrivium, en mathématiques et en astronomie surtout, la production
savante du monde islamique est, entre le IXe et le XIIIe
siècle, infiniment plus importante que celle du monde byzantin. Dans sa
démystification de l'hellénisation de l'islam, Sylvain Gouguenheim
confond "musulman" et "islamique", ce qui relève de la religion et ce
qui relève de la civilisation. Les chrétiens d'Orient ne sont certes
pas musulmans, mais ils sont islamiques, en ce qu'ils sont partie
prenante de la société de l'islam et étroitement intégrés au
fonctionnement de l'État.
On ne peut nier la diversité ethnique
et confessionnelle de la civilisation islamique sans méconnaître son
histoire. Dans sa révision de l'histoire intellectuelle de l'Europe
chrétienne, Sylvain Gouguenheim passe pratiquement sous silence le rôle
joué par la péninsule Ibérique, où on a traduit de l'arabe au latin les
principaux textes mathématiques, astronomiques et astrologiques dont la
réception allait préparer en Europe la révolution scientifique moderne.
D'Aristote, Sylvain Gouguenheim semble ignorer que la pensée scolastique du XIIIe siècle
a moins retenu la lettre des textes que le commentaire qu'on en avait
déjà fait, comme celui d'Averroès, conceptualisant les contradictions
entre la foi et une pensée scientifique qui ignore la création du monde
et l'immortalité de l'âme. Alain de Libera l'a montré, c'est moins
l'aristotélisme qui gagne alors l'université de Paris que l'averroïsme
: le texte reçu par et pour son commentaire.
Le livre aurait pu
s'arrêter là et n'aurait guère mérité l'attention, tant il nie
obstinément ce qu'un siècle et demi de recherche a patiemment établi.
Mais Sylvain Gouguenheim entreprend également de mettre sa
démonstration au coeur d'une nouvelle grammaire des civilisations, où
la langue et les structures mentales qu'elle porte jouent un rôle
déterminant. La langue, dont la valeur ontologique expliquerait
l'inanité des traductions d'un système linguistique à un autre, d'une
langue indo-européenne (le grec) à une langue sémitique (l'arabe) et
retour (le latin). La langue, à la recherche de laquelle Sylvain
Gouguenheim réduit la longue quête de savoir des chrétiens de
l'Occident médiéval, quand Peter Brown montre à l'inverse comment le
christianisme a emprunté les chemins universels de la multitude des
idiomes. La langue, à laquelle Gouguenheim ramène le génie de l'islam,
qui n'aurait jamais échappé aux rets des sourates du Coran.
L'esprit
scientifique, la spéculation intellectuelle, la pensée juridique, la
création artistique d'un monde qui a représenté jusqu'à un quart de
l'humanité auraient, depuis toujours, été pétrifiés par la Parole
révélée. Le réquisitoire dressé par Sylvain Gouguenheim sort alors des
chemins de l'historien, pour se perdre dans les ornières d'un propos
dicté par la peur et l'esprit de repli.
Dans ces troubles
parages, l'auteur n'est pas seul. D'autres l'ont précédé, sur lesquels
il s'appuie volontiers. Ainsi René Marchand est-il régulièrement cité,
après avoir été remercié au seuil de l'ouvrage pour ses "relectures attentives" et ses "suggestions". Son livre, Mahomet. Contre-enquête,
figure dans la bibliographie. Un ouvrage dont le sous-titre est : "Un
despote contemporain, une biographie officielle truquée, quatorze
siècles de désinformation". Or René Marchand a été plébiscité par le
site Internet de l'association Occidentalis, auquel il a accordé un
entretien et qui vante les mérites de son ouvrage. Un site dont
"l'islamovigilance" veille à ce que "la France ne devienne jamais une terre d'islam".
Qui affirme sans ambages qu'avant la fin du siècle, les musulmans
seront majoritaires dans notre pays. Qui appelle ses visiteurs à
combattre non le fondamentalisme islamique, mais bel et bien l'islam.
Qui propose à qui veut les lire, depuis longtemps déjà, des passages
entiers de l'Aristote au Mont Saint-Michel.
Les
fréquentations intellectuelles de Sylvain Gouguenheim sont pour le
moins douteuses. Elles n'ont pas leur place dans un ouvrage
prétendument sérieux, dans les collections d'une grande maison
d'édition.
Gabriel Martinez-Gros, Professeur d'histoire médiévale à l'université Paris-VIII
Julien Loiseau, Maître de conférences en histoire médiévale à l'université Montpellier-III
Le Monde, (Le Monde des Livres) édition datée du 25 avril 2008
Gabriel Martinez-Gros
une réponse de Sylvain Gouguenheim, auteur du livre
"On me prête des intentions que je n'ai pas"
- Sylvain Gouguenheim, comment réagissez-vous à la polémique suscitée par votre livre ?
Je suis bouleversé par la virulence et la nature de ces attaques. On me
prête des intentions que je n'ai pas. Pour écrire ce livre, j'ai
utilisé des dizaines d'articles de spécialistes très divers. Mon
enquête porte sur un point précis : les différents canaux par lesquels
le savoir grec a été conservé et retrouvé par les gens du Moyen Age. Je
ne nie pas du tout l'existence de la transmission arabe, mais je
souligne à côté d'elle l'existence d'une filière directe de traductions
du grec au latin, dont le Mont Saint-Michel a été le centre au début du
XIIe siècle, grâce à Jacques de Venise. Je ne nie pas non plus la
reprise dans le monde arabo-musulman de nombreux éléments de la culture
ou du savoir grecs. J'explique simplement qu'il n'y a sans doute pas eu
d'influence d'Aristote et de sa pensée dans les secteurs précis de la
politique et du droit ; du moins du VIIIe au XIIe siècles. Ce n'est en
aucun cas une critique de la civilisation arabo-musulmane. Du reste, je
ne crois pas à la thèse du choc des civilisations : je dis seulement -
ce qui n'a rien à voir - qu'au Moyen Age, les influences réciproques étaient difficiles pour de multiples raisons, et que nous n'avons pas
pour cette époque de traces de dialogues telles qu'il en existe de nos
jours.
Certains s'étonnent de vous voir citer et remercier René Marchand, auteur de pamphlets contre l'islam.
M. Marchand fait partie des gens qui ont attiré mon attention sur
les problèmes de traduction entre l'arabe et le grec et sur les
structures propres à la langue arabe. Voilà pourquoi je le remercie,
parmi d'autres. Je l'ai cité en bibliographie car je me dois d'indiquer
tous les articles et tous les livres que j'ai consultés. Cela ne fait
pas de chaque volume cité un ouvrage de référence. Je m'étonne qu'on
s'attarde sur ce point, alors que j'utilise de nombreux livres
remarquables, dont ceux de Dominique Urvoy, de Geneviève Balty-Guesdon,
ou d'autres spécialistes.
Comment expliquer que plusieurs mois avant sa parution, des
extraits de votre livre se soient retrouvés sur un site d'extrême
droite ?
J'ai donné depuis cinq ans - époque où j'ai "découvert" Jacques de
Venise - des extraits de mon livre à de multiples personnes. Je suis
totalement ignorant de ce que les unes et les autres ont pu ensuite en
faire. Je suis choqué qu'on fasse de moi un homme d'extrême droite
alors que j'appartiens à une famille de résistants : depuis l'enfance,
je n'ai pas cessé d'être fidèle à leurs valeurs.
Propos recueillis par Jean Birnbaum
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Quelques réactions des abonnés du Monde.fr
HENRI B.
26.04.08 | 10h41
Comment se fait-il que Roger Pol Droit ne réponde pas ? Pourquoi Birnbaum doit-il s'y coller ?
Encore une bourde éditoriale de Monde...
CLAUDE W.
25.04.08 | 13h32
J'ajoute
ne pas bien comprendre la vindicte des deux historiens (G.Martinez-Gros
et J.Loiseau) ; la façon dont ils prennent argument de certaines
utilisations du livre par une officine anti-islamique n'est pas des
plus honnêtes. Le style Caroline Fourest, dont nombre de dénonciations
sont fondées sur des amalgames peu probants mais rudement interprétés,
commence à faire beaucoup d'émules. Je suis étonné d'ailleurs que Le
Monde ouvre si généreusement ses colonnes à cette personne.
CLAUDE W.
25.04.08 | 13h23
Que
se passe-t-il au Seuil ? Alain de Libera n'y est-il pas directeur de
collection ? Pourquoi alors ce règlement de comptes,ces accusations
fortes ('plaisant exercice d'histoire fiction')? Quant au Monde, la
recension du livre était dotée d'un titre grossier, outrancier, et
l'entame de l'article fort maladroite. Pour autant, la thèse était
présentée avec des nuances. Mieux distinguer héritages scientifiques et
héritages philosophiques (ou culturels au sens large) éviterait une part
de confusion.
anne-marie l.
25.04.08 | 10h28
J'ignorais
la possibilité de réagir en (500 X 2) signes! Je persiste, resigne et
précise: Votre censure porte sur les arguments fournis par les
"quarante" et Alain de Libera (que tout lecteur et moi-même,connaissant
quelques uns de leurs travaux et publications, souhaitions lire). On ne
peut ignorer les enjeux "cosmopolitiques", hélas guerriers, de cette
"polémique". Les "clercs-croisés" (intellectuels, artistes et
journalistes)peuvent "matraquer" l'opinion et pour quels plats de
lentilles...
anne-marie l.
25.04.08 | 08h16
La
moindre déontologie intellectuelle et journalistique, certes
"archaïque", eût exigé du Monde des Livres de faire paraître les textes
des universitaires-chercheurs (ou version réduite acceptée par eux). Or
vous faites un montage de citations de style "pipolisant", redonnez de
la place à Gougenheim, pauvre victime, condescendez, certes, à publier
texte d'historiens censés "résumer" les textes censurés par vous. 0/20
à votre copie (déontologie et confusion entre pub et esprit
critique).aml
Landerneau terre d'Islam, par Alain de Libera
Alain de Libera est directeur d’études à l’École pratique des hautes études,
Professeur ordinaire à l’université de Genève,
Vice-président de la Société internationale pour l’étude de la philosophie médiévale,
Directeur de la collection Des Travaux aux Éditions du Seuil.
En 1857, Charles Renouvier faisait paraître Uchronie
(l’utopie dans l’histoire) : esquisse historique apocryphe du
développement de la civilisation européenne tel qu’il n’a pas été, tel
qu’il aurait pu être. L’histoire alternative (What-if history) était née. Ce qui s’énonce sous le titre Et si l’Europe ne devait pas ses savoirs à l’Islam ? pourrait annoncer un plaisant exercice d’histoire fiction. Le public du Monde
se voit au contraire offrir l’éloge d’une histoire réelle, étouffée par
les « réjugés de l’heure» et les «convictions devenues dominantes
ces dernières décennies», en suivant (au choix) «Alain de Libera ou Mohammed Arkoun, Edward Saïd ou le Conseil de l’Europe». L’« étonnante rectification » à laquelle le « travail » (mirabile dictu !) récemment publié aux Éditions du Seuil soumet les thèses de la nouvelle Bande des Quatre, autrement dit : une vulgate «
qui n’est qu’un tissu d’erreurs, de vérités déformées, de données
partielles ou partiales », vient de loin. Elle courait depuis beau
temps sur les sites néoconservateurs, traditionnalistes ou
postfascistes stigmatisant pêle-mêle mon « adulation irrationnelle » et
ma « complaisance » pour l’« Islam des Lumières » ou le « mythe de
l’Andalousie tolérante », sans oublier l’accumulation de « mensonges
destinés à nous anesthésier » (« on ne nous dit
jamais que les textes grecs ont été traduits par des Chrétiens
d’Orient, à partir du syriaque ou directement du grec » ; on nous
cache soigneusement que « ni Avicenne, ni Averroès ne connaissaient le
grec », comme, serais-je tenté de dire, on ne nous dit pas volontiers
qu’il en allait de même pour Pierre Abélard, Albert le Grand, Thomas
d’Aquin ou Guillaume d’Ockham)
Après l’extraordinaire publicité faite à Aristote au Mont-saint-Michel, «
nous » voilà définitivement débriefés. L’univers des blogs souffle : le
« lavage de cerveau arabolâtre » par une « triste vulgate universitaire
de niveau touristique », «tiers-mondiste» et «néostalinienne»
n’opérera plus sur «nous». Les médiévistes, eux, ont du mal à
respirer. Si détestable soit l’air ambiant, leurs réponses viendront.
Étant nommément mis en cause, je me crois autorisé ici à quelques
remarques personnelles, supposant que «le Conseil» incriminé ne se
manifestera guère, non plus qu’Edward Saïd mort en 2003, et espérant
que mon ami Mohammed Arkoun trouvera le moyen de se faire entendre.
Si Ernest Renan a cru bon d’écrire en 1855 que « les sémites n’ont pas
d’idées à eux », aucun chercheur virtuellement mis au ban du « courage
» intellectuel par l’article paru le 3 avril 2008 dans Le Monde
n’a jamais parlé d’une « rupture totale entre l’héritage grec antique
et l’Europe chrétienne du haut Moyen Âge », ni soutenu que la « culture
grecque avait été pleinement accueillie par l’islam », ni laissé
entendre que « l’accueil fait aux Grecs fut unanime, enthousiaste » ou
«capable de bouleverser culture et société islamiques». Aucun
historien des sciences et des philosophies arabes et médiévales n’a
jamais présenté « le savoir philosophique européen » comme « tout
entier dépendant des intermédiaires arabes » ni professé qu’un « monde
islamique du Moyen Âge, ouvert et généreux » soit venu « offrir à
l’Europe languissante et sombre les moyens de son expansion ». La
vulgate dénoncée dans Le Monde n’est qu’un sottisier ad hoc, inventé pour être, à peu de frais, réfuté
En ce qui me concerne, j’ai, en revanche, «répété crescendo» depuis
les années 1980 que le haut Moyen Âge latinophone avait préservé une
partie du corpus philosophique de l’Antiquité tardive, distingué deux
âges dans l’histoire de la circulation des textes d’Orient (chrétien,
puis musulman) en Occident, l’âge gréco-latin et l’arabo-latin, marqué
la différence entre «philosophie en Islam» et «philosophie de
l’islam», mis en relief le rôle des Arabes chrétiens et des Syriaques
dans « l’acculturation philosophique des Arabes » et souligné la
multiplicité des canaux par lesquels les Latini s’étaient
sur la « longue durée » (le «long Moyen Âge» cher à Jacques Le Goff)
réapproprié une partie croissante de la pensée antique.
Un historien,
dit Paul Veyne, «raconte des intrigues», qui sont « autant
d’itinéraires qu’il trace » à travers un champ événementiel objectif «divisible à l’infini» : il ne peut «décrire la totalité de ce champ,
car un itinéraire doit choisir et ne peut passer partout» ; aucun des
itinéraires qu’il emprunte «n’est le vrai», aucun «n’est l’Histoire». Les mondes médiévaux complexes, solidaires, conflictuels dont j’ai
tenté de décrire les relations, les échanges et les fractures ne
sauraient s’inscrire dans une hagiographie de l’Europe chrétienne, ni
s’accommoder de la synecdoque historique qui y réduit l’Occident
médiéval : il y a un Occident musulman et un Orient musulman comme il y
a un Orient et un Occident chrétiens, un kalam (le nom arabe de la «théologie») chrétien, juif, musulman.
Vue dans la perspective de la translatio studiorum, l’hypothèse du Mont-saint-Michel, «
chaînon manquant dans l’histoire du passage de la philosophie
aristotélicienne du monde grec au monde latin » hâtivement célébrée par
l’islamophobie ordinaire, a autant d’importance que la réévaluation du
rôle de l’authentique Mère Poulard dans l’histoire de l’omelette.
Pour construire mon propre itinéraire, j’ai utilisé, en l’adaptant, l’expression de translatio studiorum (transfert
des études) pour décrire les transferts culturels successifs qui, à
partir de la fermeture de la dernière école philosophique païenne,
l’école néoplatonicienne d’Athènes, par l’empereur chrétien Justinien
(529), ont permis à l’Europe d’accueillir les savoirs grecs et arabes
dans ses lieux et institutions d’enseignement. L’homme dont le nom «mériterait de figurer en lettres capitales dans les manuels d’histoire
culturelle», Jacques de Venise, que tout le monde savant connaît grâce à Lorenzo Minio Paluello et l’Aristoteles Latinus, figure en bas de casse dans l’index de mon manuel de Premier cycle, désormais (providentiellement) rebaptisé Quadrige, où
il occupe plus de deux lignes, comme celui, au demeurant, de Hunayn Ibn
Ishaq. Les amateurs de croisades pourraient y regarder avant d’appeler
le public à la grande mobilisation contre les sans-papiers
Vue dans la perspective de la translatio studiorum, l’hypothèse du
Mont-saint-Michel, «chaînon manquant dans l’histoire du passage de la
philosophie aristotélicienne du monde grec au monde latin» hâtivement
célébrée par l’islamophobie ordinaire, a autant d’importance que la
réévaluation du rôle de l’authentique Mère Poulard dans l’histoire de
l’omelette. Le sous-titre de l’ouvrage paru dans la collection «L’Univers historique» est plus insidieux. Parler des «racines
grecques de l’Europe chrétienne» n’est pas traiter des «racines
grecques du Moyen Âge occidental latin». On ne peut annexer Byzance ni
à l’une ni à l’autre. Les interventions de Charlemagne dans la «querelle des images», le schisme dit «de Photios», le sac de
Constantinople par les «Franks», le nom byzantin des «croisés», le Contra errores Graecorum
ne plaident guère en faveur d’une réduction des christianismes d’Orient
et d’Occident à une Europe chrétienne étendue d’Ouest en Est.
Quant aux fameuses «racines grecques» opposées à l’« hellénisation superficielle de l’Islam », faut-il encore rappeler que la philosophia
a d’abord été présentée comme une science étrangère («du dehors»)
chez les Byzantins avant de l’être chez les penseurs juifs et
musulmans, l’appellation de « science étrangère » – étrangère à la
Révélation et au «nous» communautaire qu’elle articule – étant née à
Byzance, où la philosophie a été longtemps qualifiée de «fables
helléniques» ? Faut-il encore rappeler que si les chrétiens d’Occident
se sont emparés de la philosophie comme de leur bien propre, ce fut au
nom d’une théorie de l’acculturation formulée pour la première fois par
Augustin, comparant la sagesse des païens et la part de vérité qu’elle
contient à l’or des égyptiens légitimement approprié par les Hébreux
lors de leur sortie d’Égypte (Ex 3, 22 et Ex 12, 35) ?
Je «nous» croyais sortis de ce que j’ai appelé il y a quelques années, dans un article du Monde diplomatique : la «double amnésie nourissant le discours xénophobe». Voilà, d’un trait de plume, la falsafa redevenue
un événement marginal, pour ne pas dire insignifiant, sous prétexte que
«l’Islam ne s’est pas véritablement hellénisé». Averroès ne
représente qu’Ibn Rushd, Avicenne qu’Ibn Sina, c’est-à-dire « pas
grand-chose, en tout cas rien d’essentiel ». Encore un pas et l’on
verra fanatiques religieux et retraités pavillonnaires s’accorder sur
le fait que, après tout, l’Europe chrétienne qui, bientôt, n’aura plus
de pétrole a toujours eu les idées. J’ai assez dénoncé le «syndrome de
l’abricot» pour ne pas jouer la reconnaissance de dette contre le
refus de paternité ni tout confondre dans la procédure et la chicane
accompagnant tout discours de remboursement. Le lieu commun consistant
à recommencer l’inlassable inventaire des emprunts de l’Occident
chrétien au monde arabo-musulman n’a pas d’intérêt, tant, du moins,
qu’il ne s’inscrit pas dans une certaine vision philosophique et
culturelle de l’histoire européenne. De fait, aller répétant que le mot
français abricot vient de l’espagnol albaricoque, lui même issu de l’arabe al-barqûq («
prune ») ne changera rien au contexte politique et idéologique teinté
d’intolérance, de haine et de refus que vit une certaine Europe – sans
parler évidemment des États-Unis d’Amérique – par rapport à l’Islam.
Qu’elle soit ou non « étrangère », reste que la philosophie n’a cessé
de voyager. C’est la longue chaîne de textes et de raison(s) reliant
Athènes et Rome à Paris ou à Berlin via Cordoue qui a rendu possibles
les Lumières : Mendelssohn lisait Maïmonide, qui avait lu Avicenne, qui
avait lu Alfarabi, et tous deux avaient lu Aristote et Alexandre
d’Aphrodise et les dérivés arabes de Plotin et de Proclus.
Le « creuset chrétien médiéval », «fruit des héritages d’Athènes et de
Jérusalem», qui a «créé, nous dit Benoît XVI, l’Europe et reste le
fondement de ce que, à juste titre, on appelle l’Europe», est d’un
froid glacial, une fois « purifié » des « contributions » des
traducteurs juifs et chrétiens de Tolède, des Yeshivot de « sciences
extérieures » de l’Espagne du Nord, où les juifs, exclus comme les
femmes des universités médiévales, nous ont conservé les seuls
fragments attestés d’une (première) version arabe du Grand Commentaire d’Averroès sur le De anima d’Aristote.
Combien de manuscrits judéo-arabes perdus à Saragosse ? Combien de
maîtres oubliés ? Autant peut-être que dans les abbayes bénédictines
normandes du haut Moyen Âge. Je confie à d’autres le soin de rappeler
aux fins observateurs des « tribulations des auteurs grecs dans le
monde chrétien » que la Métaphysique d’Aristote a été traduite en arabe et lue par mille savants de l’Inde à l’Espagne, qu’un livre copié, a contrario, ne
fait pas un livre lu, que la mise en latin de scholies grecques
trouvées telles quelles dans le manuscrit de l’œuvre que l’on traduit
n’est pas nécessairement une « exégèse » originale, qu’il a existé des
Romains païens, que les adversaires musulmans de la falsafa
étaient tout imprégnés des philosophies atomistes reléguées au second
plan dans les écoles néoplatoniciennes d’Athènes et d’Alexandrie, et
bien d’autres choses encore
Les médias condamnent les chercheurs au rôle de Sganarelle, réclamant
leurs gages, seuls, et passablement ridicules, sur la grande scène des
pipoles d’un jour. Je n’ai que peu de goût pour ce rôle, et ne le
tiendrai pas. Je pourrais m’indigner du rapprochement indirectement
opéré dans la belle ouvrage entre Penser au Moyen Âge et l’œuvre de Sigrid Hunke, «l’amie de Himmler», appelant les amateurs de pensée low cost à bronzer au soleil d’Allah. Je préfère m’interroger sur le nous ventriloque réclamant pour lui seul l’usufruit d’un Logos benoîtement assimilé à la Raison : nous les «François de souche», nous les «voix de la liberté», nous les «observateurs de l’islamisation», nous
les bons chrétiens soucieux de ré-helléniser le christianisme pour
oublier la Réforme et les Lumières. Je ne suis pas de ce nous-là.
Méditant sur les infortunes de la laïcité, je voyais naguère les
enfants de Billy Graham et de Mecca-Cola capables de sortir enfin de
l’univers historique du clash des civilisations. Je croyais naïvement
qu’en échangeant informations, récits, témoignages, analyses et mises
au point critiques, nous, femmes et hommes de sciences, d’arts ou de
savoirs, aux expertises diverses et aux appartenances culturelles depuis longtemps multiples, nous,
citoyens du monde, étions enfin prêts à revendiquer pour tous, comme
jadis Kindi pour les Arabes, le «grand héritage humain». C’était
oublier l’Europe aux anciens parapets. La voici qui, dans un remake qu’on voudrait croire involontaire de la scène finale de Sacré Graal, remonte au créneau, armée de galettes «Tradition & Qualité depuis 1888».
Grand bien lui fasse. Cette Europe-là n’est pas la mienne. Je la laisse
au «ministère de l’Immigration et de l’Identité nationale» et aux
caves du Vatican.
Alain de Libera
Publié le
lundi 28 avril 2008 à 19h36 - Télérama
à lire - Alain de Libera :
- La philosophie médiévale, "Que sais-je ?", n° 1044, P.U.F.
- Penser au Mouen Âge, éd. du Seuil (Points).
- Averroès et l'averroïsme, "Que sais-je ?", n° 2631, [en collaboration avec M.-R. Hayoun], P.U.F
________________________________________________________________
résumé du livre, par l'éditeur
On considère généralement que l'Occident a découvert le savoir grec au Moyen Âge, grâce aux traductions arabes.
Sylvain Gouguenheim bat en brèche une telle idée en montrant que
l'Europe a toujours maintenu ses contacts avec le monde grec. Le
Mont-Saint-Michel, notamment, constitue le centre d'un actif travail de
traduction des textes d'Aristote en particulier, dès le XIIe siècle. On
découvre dans le même temps que, de l'autre côté de la Méditerranée,
l'hellénisation du monde islamique, plus limitée que ce que l'on croit,
fut surtout le fait des Arabes chrétiens.
Même le domaine de la
philosophie islamique (Avicenne, Averroès) resta en partie étranger à
l'esprit grec. Ainsi, il apparaît que l'hellénisation de l'Europe
chrétienne fut avant tout le fruit de la volonté des Européens
eux-mêmes. Si le terme de "racines" a un sens pour les civilisations,
les racines du monde européen sont donc grecques, celles du monde
islamique ne le sont pas.
Sommaire du livre PERMANENCES ÉPARSES ET QUÊTE DU SAVOIR ANTIQUE : LA FILIÈRE GRECQUE
- La Grèce et sa culture : un horizon pour l'Europe latine
- Conséquence : permanence et diffusion de la culture grecque dans l'Europe latine
- Conséquence : l'esprit des renaissances médiévales, IXe- XIIe siècle
SURVIE ET DIFFUSION DU SAVOIR GREC AUTOUR DE LA MÉDITERRANÉE : BYZANCE ET LES CHRÉTIENTÉS D'ORIENT
- Les grands centres du maintien de la culture antique
- L'œuvre scientifique des Syriaques
- Les grands hommes de la science gréco-chrétienne
LES MOINES PIONNIERS DU MONT-SAINT-MICHEL : L'ŒUVRE DE JACQUES DE VENISE
- Jacques de Venise, premier traducteur d'Aristote au XIIe siècle
- Les autres traductions greco-latines et leur diffusion
ISLAM ET SAVOIR GREC
- L'Islam face au savoir grec : accueil, indifférence ou rejet ?
- L'Islam et le savoir grec : le crible musulman
- Une hellénisation limitée
PROBLÈMES DE CIVILISATION
- Identités en question
- Perméabilité ?
- Antagonismes
Biographie de Sylvain GouguenheimProfesseur d'histoire médiévale à l'ENS de Lyon, Sylvain Gouguenheim travaille actuellement sur l'histoire des croisades. Il a récemment publié
Les Chevaliers teutoniques (Tallandier, 2008).
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